Dans les deux premières parties de cette série, après avoir montré l’usage démesuré qui est fait des obscénités et des vulgarités dans tout un pan de la culture haïtienne (bandes « rara », « Gede », carnaval…), j’ai montré comment cet aspect de la culture haïtienne semble avoir pris pied solidement dans le grand public au point qu’il n’a pas empêché l’élection à la présidence d’un candidat qui a gagné le cœur d’une majorité d’électeurs grâce à l’usage qu’il a fait dans le monde musical haïtien des obscénités et des vulgarités. Que signifie ce débordement d’expressions obscènes et vulgaires chez les Haïtiens et les Haïtiennes qui se manifestent dans les « rara », les performances « Gede » le jour de la fête des morts, et dans les bandes carnavalesques ? Il est d’usage chez certains observateurs haïtiens de les interpréter comme l’expression d’un « défoulement » de la part des participants. Selon ces observateurs, les Haïtiens seraient tellement réprimés sexuellement qu’il leur est indispensable de jouir de ces moments de décharge pulsionnelle qui leur permettrait de libérer leur inconscient. L’explosion des « betiz », « mo sal » et autres gestuelles si suggestives jouerait selon ces observateurs un rôle de catharsis pour les Haïtiens de toutes les classes sociales. On a même dit qu’un gouvernement qui se permettrait de supprimer le carnaval serait renversé en un clin d’œil tant est grande et indispensable la soif du carnaval chez les Haïtiens. Personnellement, je n’ai jamais prêté de l’importance à de telles explications qui sont, à mon avis, exagérées. Après tout, en janvier 2010, après le séisme qui a ravagé Haïti, le gouvernement d’alors a bel et bien supprimé l’exercice du carnaval au cours de cette période et il ne s’est rien passé.
Commençons par parler tout d’abord de la nature des « Rara » qui semblent uniques dans l’ensemble de la culture et de la société haïtiennes. Selon l’anthropologue américaine Elizabeth McAlister dont le livre précédemment cité Rara ! Vodou, Power, and Performance in Haiti and Its Diaspora constitue l’une des meilleures références sur les « Rara », « Rara is about play, religion, and politics and also remembering a bloody history and persevering in its face. But at its most bare philosophical level, Rara is a ritual enactment of life itself and an affirmation of life’s difficulties. » (Rara parle de jeu, de religion, et de politique, mais aussi du souvenir d’une histoire sanglante qui n’en finit pas. Mais, à son niveau philosophique le plus nu, Rara constitue une représentation rituelle de la vie elle-même et une affirmation de ses difficultés. ) [ma traduction] (page 23). McAlister cite un président d’une fameuse bande rara de la ville de Léogane, Rara Ti-Malis Kache, qui explique les origines du phénomène Rara : « historically Rara was performed after the corvée, the forced system of labor used against the Haitian peasants first by the French colonists, later by Haitian rulers, and still later by the Americans during the Marine occupation. » (Sur le plan historique, Rara se produisait après la corvée, le système de travail qui était imposé de force aux paysans haïtiens d’abord par les colonisateurs français, puis plus tard par les chefs militaires haïtiens, et finalement par les Américains pendant l’occupation américaine.) [ma traduction]. Selon le président de cette bande Rara, Rara Ti-Malis Kache a été fondée en 1916 durant l’Occupation américaine. Après une dure journée de travail ou une semaine de travail particulièrement éreintante, les paysans qui travaillaient dans la construction de routes se relaxeraient le corps et l’esprit en chantant et dansant dans une bande rara.
Le phénomène rara serait donc né en partie de la réaction des pauvres paysans réfléchissant à leur condition d’éternels malmenés et exploités de l’Histoire : au départ, ce furent les colonisateurs français, puis ce fut l’état haïtien lui-même, puis ce furent les occupants américains qui réintroduisirent la corvée. Cependant, au fil du temps, il y eut des évolutions remarquables dans la nature du phénomène rara. McAlister explique dans son livre cité plus haut les liens très étroits qui se développèrent entre les Rara et le côté mystique du vodou. Elle rappelle par exemple que pour lancer une bande rara, un contrat doit être signé avec un lwa. « Usually, the spiritual work done in a Rara has specific terms. A bann dangajman is considered to be under contract with the lwa for a certain number of years, usually seven. » (Généralement, le travail spirituel fait dans un Rara contient des termes spécifiques. Une bann dangajman est considérée sous contrat avec le lwa pendant un certain nombre d’années, généralement sept ans. ) [ma traduction]
Une marque caractéristique des Rara consiste dans ce qu’on appelle dans la culture haïtienne « voye pwen ». Il consiste dans le fait de communiquer avec quelqu’un, le plus souvent un ennemi ou un rival, d’une manière figurative afin de produire un message caché qui va attaquer, menacer, ou détruire cet ennemi. A un niveau plus profond, voye pwen nous introduit au cœur du fonctionnement de la société haïtienne, particulièrement dans les espaces ruraux et populaires. Pour l’anthropologue McAlister, « voye pwen function as social texts about local community affairs. They can be commentaries on neighborhood gossip, social judgements about specific scandals, or they can make wider pronouncements about the tribulations of the community in its struggle against landowners, national politics, or even international relations. » (voye pwen fonctionne comme des textes sociaux sur les affaires d’une communauté locale. Ils peuvent être des commentaires sur les potins du voisinage, des jugements sociaux sur des scandales spécifiques, ou ils peuvent émettre de grandes déclarations relatives aux tribulations de la communauté dans sa lutte contre les grands propriétaires terriens, la politique nationale, ou même les relations internationales.) [ma traduction].
Quel rôle joue alors l’introduction de la composante sexuelle dans les festivals rara ? La femme et son sexe sont toujours malmenés dans les chansons rara. Les femmes elles-mêmes n’hésitent pas à vilipender leurs semblables dans les bandes rara à travers des déchainements de betiz sal, tous ou presque tous touchant au sexe. Comment interpréter cela ? Domination masculine ? Etourderie ? Difficile à savoir. Ce qui est presque sûr, c’est que les obscénités et autres vulgarités constatées dans les rara, gede, et autres bandes carnavalesques ne sont pas gratuites. Quand on les place dans le contexte rara, et qu’on les rapproche des voye pwen dans les bandes rara, on comprend tout de suite leur raison d’être. C’est d’abord une critique sociale, une mise en accusation des abus, des injustices, et de la domination de ceux qui ont le pouvoir. En ce sens, Rara est un puissant phénomène de société caractéristique de l’oralité propre à la société haïtienne et aux usages politiques, sociaux et communautaires que les Haïtiens en font. Peut-être que l’introduction des obscénités et vulgarités si dominante est un moyen utilisé pour masquer les critiques sociales et politiques qui se déroulent dans ces mouvements de masse. La véritable énigme pour moi, en tout cas, reste la pertinence des obscénités et autres vulgarités dans les espaces des Gede. Il me semble que nous tombons là dans le domaine de la pure gratuité.
Référence citée :
Elizabeth McAlister (2002) Rara ! Vodou, Power, and Performance in Haiti and Its Diaspora. Berkeley: University of California Press.
Contacter Hugues St. Fort à: Hugo274@aol.com

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