Le mois de mars est généralement réservé à la célébration de la femme dans le monde. La condition féminine haïtienne traditionnellement inégalitaire, oppressive et fortement précaire atteint peut-être dans la société haïtienne du post-séisme 2010 son point le plus bas et le plus dégradant quand on considère les rapports qui décrivent le vécu des femmes haïtiennes dans la honte « promiscuitive » des tentes qui pullulent à Port-au-Prince. Il y a là non seulement une atteinte au genre féminin mais aussi et surtout une atteinte aux droits de la personne humaine (en fait, les deux se confondent). Qu’en est-il du féminisme en tant qu’ensemble théorique et combat qui prit naissance dans les démocraties bourgeoises occidentales des années 1960-1970 en vue de « libérer » les femmes (Mouvement de libération féminine, MLF) ? A-t-il contribué à l’émergence d’un ensemble théorique féministe haïtien ou d’un mouvement de lutte authentiquement dévoué à la cause des femmes haïtiennes ?

Des ouvrages majeurs tels « Le deuxième sexe » (1949) de la Française Simone de Beauvoir et « The Feminine Mystique » (1963) de l’Américaine Betty Friedan ont contribué à mettre en lumière les séparations socialement construites entre les hommes et les femmes, séparations qui ont permis au capitalisme de parachever les inégalités et les discriminations à l’encontre des femmes. Rappelons la différence nettement établie maintenant dans les études culturelles (cultural studies) entre ce qu’on appelle « gender » (genre), c’est-à-dire les différences entre hommes et femmes, ce qui est le résultat d’une construction sociale et politique, et ce qu’on appelle « sexe » tout court. La construction sociale du genre a permis le regroupement des femmes sur le marché du travail dans des travaux à caractère répétitif, qui ne demandent pas des qualifications spéciales et qui sont sous-payés. Ces regroupements ne sont pas dus à des différences sexuelles biologiquement déterminées.

Depuis les années 1990, le féminisme occidental en tant que mouvement de lutte et ensemble théorique a tendance à perdre de son éclat. Est-ce que ce déclin peut être attribué aux nombreux acquis sur le plan de la parité, de la mixité ou de promotion de l’égalité des sexes constatés dans le champ du féminisme et dans les sociétés occidentales en général ? Ce serait alors comme si les féministes auraient le sentiment d’avoir gagné la lutte et se reposeraient sur leurs lauriers.
Cependant, certains théoriciens féministes pensent que les femmes continuent à être les grandes victimes de la domination masculine qui se manifeste sous diverses formes (violence domestique, harassement sexuel, inégalité de salaire, viols…) et que la lutte ne doit pas s’arrêter. Aux États-unis, l’Université (plus précisément certaines universités) demeure le bastion de la théorie féministe où on a vu se développer deux concepts fondamentaux : « Equity feminism » (le féminisme d’équité) et « gender feminism » (le féminisme de genre). Ces deux concepts ont été inventés par l’universitaire Christina Hoff Sommers dans son livre Who Stole Feminism ? How Women Have Betrayed Women. (1995). Pour Sommers, le féminisme d’équité se bat pour que les femmes obtiennent une complète égalité civile et légale avec les hommes. Elle écrit ceci: « Most American women subscribe philosophically to the older « First Wave » kind of feminism whose main goal is equity, especially in politics and education » (Who Stole Feminism, page 22) (La plupart des femmes américaines souscrivent philosophiquement à l’ancienne « première vague » du féminisme dont l’objectif principal réside dans l’équité, principalement en politique et en éducation.) (ma traduction).
Le féminisme de genre est beaucoup plus radical selon Christina Hoff Sommers qui soutient que c’est une branche du féminisme entièrement tournée vers les femmes et marquée par une aversion profonde envers les hommes (Wikipedia). Pour Sommers, « gender feminism characterizes most of the body of modern feminist theory, and is the prevailing ideology in academia. She argues that while the feminists she designates as gender feminists advocate preferential treatment and portraying “all women as victims”, equity feminism provides a viable alternative form of feminism to those who object to elements of gender feminist ideology. » (le féminisme de genre caractérise la plus grande partie de la littérature de la théorie féministe moderne, et constitue l’idéologie dominante à l’université. Sommers défend l’idée que, alors que les féministes qu’elle désigne comme des féministes de genre plaident en faveur d’un traitement préférentiel et présentent « toutes les femmes comme des victimes », le féminisme d’équité offre une forme alternative viable de féminisme à ceux qui s’opposent aux éléments de l’idéologie féministe de genre.) (ma traduction).

Dans quelle mesure peut-on parler de féminisme haïtien ? Que ce soit aux États-unis ou en Europe, il existe deux dimensions du féminisme. Le féminisme est un ensemble théorique qui a produit une réflexion solide sur la condition féminine, d’une part, mais d’autre part, c’est aussi un mouvement de lutte pour les droits de la femme qui s’est épanoui en Occident vers le milieu des années 1960. Il ne semble pas qu’il y ait eu chez les femmes haïtiennes au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle un ensemble de réflexions théoriques sur la condition féminine haïtienne. D’ailleurs, les conditions historiques et politiques ne s’y prêtaient guère. La répression macoute du dictateur François Duvalier s’étalait alors dans toute sa splendeur sanglante et macabre en Haïti. En Amérique et en Europe, c’était l’époque de la contestation sous toutes ses formes. On prônait la « libération sexuelle » car la sexualité telle qu’elle était en vigueur dans la société capitaliste (c’était ce que disaient les contestataires de l’époque) servait à « réprimer », à produire une « misère sexuelle » et par là à maintenir le tissu social et l’ordre établi. On attribuait ainsi à l’orgasme une signification politique.

De telles réflexions qui dépendaient avant tout des conjonctures de l’époque et se révélaient propres aux sociétés bourgeoises capitalistes arrivées à un certain moment de leur évolution historique étaient loin de circuler en Haïti qui vivait une différente période historique. Néanmoins, s’il n’y avait pas à cette époque un corps de réflexions théoriques avancées des femmes haïtiennes sur la condition féminine en Haïti, c’est parce que cet ensemble de réflexions sur les femmes haïtiennes s’était déjà constitué au sein de regroupements de femmes à l’intérieur de la société haïtienne. Dans un article très informatif intitulé « Femmes d’Haïti : le vent du féminisme » sans nom d’auteur que j’ai trouvé sur le site www.haiticulture.ch (je lance un appel à ceux qui connaitraient cet article et son auteur de m’indiquer son nom), l’auteur soutient que, la Ligue féminine d’action sociale, le premier regroupement féministe haïtien, a pris naissance le 3 mars 1934 en Haïti et s’est vu frappé « peu de jours après sa création…de l’interdit de fonctionner » car son programme était « jugé alors par trop subversif et ambitieux » par les autorités gouvernementales de l’époque. Le comité de direction de la Ligue féminine d’action sociale était composé des personnalités féminines suivantes : Fernande Bellegarde, Marie Corvington, Esther Dartigue, Alice Garoute, Olga Gordon, Thérèse Hudicourt, Georgette Justin, Madeleine Sylvain, Alice Téligny-Mathon, Maud Turian.

Toujours, selon cet article, la création de la Ligue féminine d’action sociale « coïncide étonnamment avec l’apparition dans la vie publique de toute une pléthore de femmes agissant non plus dans le cadre ou le courant de mouvements déjà lancés mais au sein de regroupements à vocation et d’initiative toutes féminines. » Ces premières féministes haïtiennes se sont montrées dès le départ très pragmatiques et se sont lancées dans des actions concrètes. Le 8 janvier 1946, fut créé le Comité d’Action féminine « en vue de prendre une part active à la lutte en cours et d’obtenir l’égalité civique et politique ». Les résultats furent appréciables. Certaines organisations politiques importantes dans l’histoire politique haïtienne comme le PSP, le PCH et Combat ne tardèrent pas à adhérer à la cause féministe ; du 10 au 15 avril 1950, se tint sous la présidence de Mme Lucienne Heurtelou-Estimé, première dame de l’époque, le premier Congrès national des femmes haïtiennes qui …réunira les déléguées de 44 associations féminines haïtiennes et 32 déléguées de 17 organisations étrangères et internationales de renom. La Ligue obtint en 1950 le droit de vote et d’éligibilité des femmes à tous les postes électifs et en 1956, aux élections municipales, 8 femmes furent élues aux mairies de plusieurs villes du pays. (Signalons que toutes les informations relatives aux premières féministes haïtiennes rapportées dans cet article sont tirées de l’article mentionné plus haut).

Le long règne de la dictature de François Duvalier et de son fils Jean-Claude brisa presque complètement la Ligue féminine d’action sociale et la montée du féminisme haïtien. En 1957, ses archives furent détruites, ses membres obligés de se cacher ou de s’exiler, même si, officiellement, la Ligue ne fut jamais dissoute. Après 1986 et la chute de Duvalier, les membres principaux essayèrent de faire repartir le mouvement en faisant surtout de l’assistance sociale mais le mouvement ne reprit jamais ses couleurs d’antan.

Aujourd’hui, plus que jamais, le mouvement féministe haïtien s’implique surtout dans des combats sociaux propres à améliorer les conditions de vie de la femme haïtienne en Haïti même et dans l’émigration. Il existe en Haïti un ministère à la condition féminine et aux droits de la femme, et dans l’émigration américaine un certain nombre d’organisations telles que « Dwa Fanm » (Droits des femmes) se sont positionnées comme une organisation de droits humains. Sa mission, telle qu’elle est présentée sur son site, est « de rendre plus fortes toutes les femmes et toutes les filles en leur donnant la liberté de définir et de contrôler leurs propres vies. A travers des programmes d’éducation, de service, de concentration populaire et de plaidoyer social, « Dwa Fanm » œuvre pour qu’on en finisse avec la discrimination, la violence, et les autres formes d’injustice à New York et à l’étranger. » (ma traduction).
Contactez Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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