J’ai appris il y a une dizaine de jours environ la disparition du chanteur français Jean Ferrat. En pensant à lui, c’est toute une partie de mon adolescence qui défile dans mon esprit et pour moi qui suis obsédé par la fuite du temps, je m’en voudrais de ne pas consacrer quelques lignes à ce monument de la chanson française qui, avec Brassens, Brel et Ferré m’a marqué énormément. Oh, je sais que certains ne manqueront pas de me vilipender pour mon attachement à la culture française. Il ne fait pas bon ces jours-ci dans certains milieux de l’émigration haïtienne d’afficher des tendances considérées comme francophiles quand on est Haïtien et vivant à New York de surcroît. Mais personne ne viendra me donner des leçons de culture, de langue, et de patriotisme haïtien et j’en connais des tas qui n’ont que le mot à la bouche mais qui s’en foutent complètement du pays natal et de son histoire. On peut dire ce qu’on veut mais pourquoi me serait-il défendu de parler de la France et de la culture française ? Il est clair que la France n’est pas mon pays même si j’y ai vécu un bon bout de temps. De plus, j’ai gardé de mon séjour là-bas et du vécu des énormes différences culturelles entre elle et ma terre natale une conscience claire et rafraîchissante de mon identité haïtienne.

Mais, revenons à la disparition de Jean Ferrat. Tous ceux qui ont grandi en Haïti durant les années 1970 se souviennent de la forte emprise des chansons de variétés françaises sur une certaine partie de la jeunesse haïtienne. En ce qui me concerne, même au cœur de la vague de popularité qui portait Michel Sardou, Alain Barrière, Sylvie Vartan, Gérard Lenormand, Joe Dassin, Mireille Matthieu, Dalida, etc…au top des hit-parade, ceux et celles que je portais dans mon cœur d’adolescent francophile se nommaient plutôt Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques Brel, Barbara, Jean Ferrat. La grande différence entre ces derniers et les premiers cités tenait à la qualité des textes en présence. Le niveau de la langue des cinq derniers cités était toujours littéraire. C’était cela qui m’intéressait à cette époque, pas la simplicité médiocre des chanteurs populaires dont certains de mes amis raffolaient. Brassens, Barbara, Brel, Ferré, Ferrat ont toujours été pour moi des chanteurs à textes doublés d’un sens aigu de la composition musicale et c’est pour cela que je les ai appréciés. Exactement, comme je place aujourd’hui Manno Charlemagne ou Beethova Obas bien loin devant ces chanteurs minables que nous connaissons tous et dont je ne citerai pas les noms.

Quand j’écoute « Avec le temps » de Ferré, ou « Ma plus belle histoire d’amour » de Barbara, ou « Ne me quitte pas » de Brel, ou « Potemkine » de Ferrat, aujourd’hui plus de trente ans après, je ne peux m’empêcher d’avoir la chair de poule. Je me rappelle encore quand j’ai écouté pour la première fois sur radio-Haïti Inter ce chef-d’œuvre de la chanson à textes de Ferrat, « Potemkine » qui était déjà vieux mais que je découvrais. Je crois que je devais être en seconde. Je lisais beaucoup (Marx, Sartre, Zola, Baudelaire, Verlaine, Aragon…) à la bibliothèque de l’Institut français qui était alors près du Bicentenaire, je connaissais l’histoire de ce cuirassé russe à bord duquel éclata une violente mutinerie de marins en 1905 mais je n’avais jamais vu le film célèbre réalisé par S.M. Eisenstein, Le cuirassé Potemkine. C’est en France que je le découvris et j’apprécie d’autant plus les paroles de la chanson de Ferrat.

M’en voudrez – vous beaucoup si je vous dis un monde

Où celui qui a faim va être fusillé

Le crime se prépare et la mer est profonde

Que face aux révoltés montent les fusiliers

C’est mon frère qu’on assassine

Potemkine

Tous les grands succès de Ferrat traitent de thèmes qui résonnent dans notre monde contemporain mais qui sont d’un classicisme remarquable. C’est le cas d’un autre petit chef d’œuvre La montagne dans lequel Ferrat se lamente de la migration urbaine, du dépeuplement des campagnes, du passage à la grande bouffe dans les villes, et encore une fois du temps qui fuit sans que l’on s’en rende compte.

Nul ne guérit de son enfance est peut-être l’une des chansons les moins connues de Ferrat mais la corde qu’elle fait vibrer en moi restera toujours le point d’appui de ma sensibilité.

Chacun de nous a son histoire

Et dans son cœur à l’affût

Le va-et-vient de la mémoire

Ouvre et déchire ce qu’il fût

Avec Ma France, Jean Ferrat chante son idéal patriotique tourmenté par une histoire qui n’a pas toujours été à la hauteur de ses promesses. Cette chanson connut les rudesses de la censure dans son temps mais elle fit honneur à son auteur qui ne s’est jamais laissé embrigadé dans les carcans des institutions. Par exemple, communiste, il n’a jamais accepté une carte du Parti. Cette sixième strophe que je vais reproduire plus bas pourrait résumer à elle seule toutes les huit strophes de la chanson :

Leurs voix se multiplient à n’en plus faire qu’une

Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs

En remplissant l’histoire et ses fosses communes

Que je chante à jamais celle des travailleurs

Ma France

Une autre raison pour laquelle j’aime les chansons de Ferrat est la virtuosité avec laquelle il chante les poèmes de l’un de mes poètes français favoris : Louis Aragon. Je n’ai pas compté tous les textes poétiques d’Aragon que Jean Ferrat chante mais je vous en cite cinq qui sont parmi les plus célèbres et les plus beaux : Les yeux d’Elsa, Que serais-je sans toi, Aimer à perdre la raison, Heureux celui qui meurt d’aimer, et Un jour, un jour.

S’il vous est possible de les écouter sur le Net, n’hésitez pas. Cela en vaut largement le coup. J’ai eu le plaisir d’écouter samedi dernier le 6 mars à Brooklyn dans une librairie haïtienne (Grenadiers) où l’on discutait d’Haïti, un ami, Jean-Elie Barjon, excellent poète, magnifique chanteur et lui aussi fou de Jean Ferrat, qui faisait une interprétation de Aimer à perdre la raison. Mais je terminerai avec l’un des plus beaux poèmes d’Aragon Les yeux d’Elsa dont je vous cite les quatre premiers et les quatre derniers alexandrins :

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire

J’ai vu tous les soleils y venir se mirer

S’y jeter à mourir tous les désespérés

Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire

Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa

Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent

Moi je voyais briller au-dessus de la mer

Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

Contactez Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

Leave a comment

Leave a Reply