La mort de Georges Anglade et de sa femme, Mireille, sous les décombres de leur maison au cours de l’effroyable tremblement de terre du 12 janvier dernier m’a profondément bouleversé. Georges et moi, on s’échangeait des e-mails régulièrement et son plus récent à mon endroit datait du samedi 9 janvier. J’étais loin de me douter que c’était alors son dernier.
Georges Anglade avait contribué à mettre sur pied vers la fin des années 1960 le département de géographie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui était alors fraîchement édifiée. Il venait de terminer un doctorat en géographie à l’Université de Strasbourg en France et ne tenait pas à rentrer en Haïti car on était alors en plein cœur de la répression duvaliériste. Il s’installa donc à Montréal et fit toute sa carrière universitaire à l’UQAM où il fut un professeur de renom et où il occupa aussi les fonctions de chef du département de géographie. Il prit sa retraite en août 2002.
Georges Anglade était animé d’une passion ardente pour Haïti. Il a consacré sa vie de chercheur en sciences sociales à l’espace social haïtien et s formé des générations de géographe à l’UQAM. Vers la fin de sa carrière d’enseignant-chercheur, il s’est fait écrivain de fiction et homme politique pour peut-être mieux appréhender les réalités culturelles et les complexités politiques de l’univers haïtien. Georges Anglade a écrit quelque part : « …Dans ma ville de Montréal j’enseigne et dans mon pays d’Haïti je fais des recherches. » Dans cette phrase se trouve la clé de sa double identité qu’il assume sereinement quand il dit : « On reste toujours de son pays quitte à souscrire aux identités multiples mais à des échelles différentes, comme être d’Haïti et de Montréal à la fois. C’est de se reproduire autre qu’est le constat pertinent sur la splendeur des métissages. »
Dans ses recherches sur les sciences du social haïtien, la grande innovation de Georges Anglade a été la découverte qu’il existe un ordre « dans toutes les façons culturales et leur commercialisation, les transports et les marchés, etc. » Cet ordre a été porté par un groupe social qui constituait ce que l’anthropologue Gérard Barthélemy a appelé « le pays en dehors », c’est-à-dire la paysannerie. Ses deux manuels de géographie L’espace haïtien et Mon pays d’Haïti témoignent de sa connaissance du terrain dans l’arrière-pays haïtien grâce à laquelle il a pu montrer la logique paysanne à l’œuvre en Haïti. Ces deux textes pédagogiques ont débouché sur deux textes fondamentaux du géographe Anglade : l’Atlas critique d’Haïti et Espace et liberté en Haïti.
A partir de la fin des années 1990, Anglade s’oriente vers la littérature. Plus précisément, vers l’oraliture. Ce sont deux concepts différents qui ont chacun leur logique. Celle de l’écrit s’étale dans l’espace alors que celle de l’oral épouse fugitivement le temps qui passe. Anglade a réintroduit dans la littérature-oraliture haïtienne le genre de la « lodyans ». La lodyans est un genre littéraire proprement haïtien prenant ses racines au plus profond de la substance culturelle haïtienne, au même titre que le créole haïtien ou le vodou haïtien. Il définit cette construction orale comme « la forme fictionnelle par excellence du fond culturel haïtien puisqu’elle est la seule à en venir et que, de plus, elle ne semble réductible à aucun autre genre littéraire dans le monde. » Il a publié quatre lodyans à Montréal : « Les Blancs de Mémoire » 1999 ; « Leurs jupons dépassent » 2001 ; « Ce pays qui m’habite » 2002 ; « Les allers simples » 2005. Les éditions Educa Vision www.educavision.com ont publié en 2006 une superbe collection bilingue français-anglais des meilleures lodyans de Georges Anglade sous le titre Rire haïtien Haitian Laughter traduites en anglais par Anne Pease McConnell.
Anglade n’a pas inventé le genre de la lodyans. Il n’a cessé dans ses écrits consacrés à ce genre haïtien de rendre hommage à celui qu’il nomme « le maître », c’est-à-dire Justin Lhérisson qui s’est révélé un « lodyanseur » intarissable dans le quotidien haïtien Le Soir qu’il a publié entre 1899 et 1908 à Port-au-Prince. En renouvelant ce genre qui semblait perdu pour la littérature même s’il était resté vivace dans l’oralité de l’expérience quotidienne, Anglade a jeté les premières bases d’un grand projet de théorisation de la lodyans haïtienne. C’est que derrière l’écrivain, le littéraire, il y a ce chercheur en sciences humaines dont les analyses de l’espace haïtien ont contribué à renouveler la réflexion scientifique haïtienne dans les sciences du social.
Dans ses récents entretiens avec l’anthropologue québécois Joseph J. Lévy (2004), Georges Anglade fait une distinction entre « bay lodyans » et « tire lodyans ». Pour lui, « bay lodyans » s’emploie « dans le sens de se parler et d’échanger les nouvelles du jour, de faire une jasette, de papoter de tout et de rien », tandis que « tire lodyans » se réfère au fait de « raconter une histoire structurée du début jusqu’à sa chute, une miniature. »
Le dernier livre publié par Georges Anglade s’intitule « L’hebdo de Georges Anglade. Chronique d’une espérance » en 2008. C’est une compilation de l’ensemble des 45 chroniques qu’il a publiées dans le quotidien Le Nouvelliste entre juillet 2007 et mai 2008. Elles dégagent toutes une obsession et une passion d’Haïti ainsi que la confiance inébranlable de l’auteur en un nouveau modèle haïtien. Pour moi, ces 45 chroniques constituent l’évaluation objective de Georges Anglade, fort de son expérience de géographe, d’homme politique, d’écrivain et de fils d’Haïti passionné de sa terre natale, sur son pays totalement à la dérive. C’était avant le 12 janvier 2010. Maintenant, plus d’un mois après cette date fatidique, ce pays est littéralement en ruines et on se demande s’il pourra se relever.
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