Au terme de ce dernier article sur la problématique de l’intellectuel haïtien, je ferai d’abord quelques rappels nécessaires puis je tacherai de mettre en évidence les particularités de ce groupe. Ce sont ces particularités qui rendent difficile toute définition objective et englobante du groupe. Dans le cas d’Haïti, la question est encore plus malaisée.
Tout d’abord, quelques rappels. J’ai signalé que la société haïtienne n’est pas la seule qui ait dit du mal de ses intellectuels. En France ou aux États-Unis, on les vilipende quotidiennement. Les Britanniques sont terrifiés à l’idée d’être pris pour un intellectuel ; la langue anglaise possède d’ailleurs des termes moqueurs et péjoratifs pour les désigner : « highbrow », « egghead »… Malgré la qualité et la forte proportion des intellectuels américains qui sortent des grandes universités américaines, la société américaine, dans son ensemble, reste fondamentalement anti-intellectuelle et clame qu’elle est « pratique », « pragmatique », voulant dire ainsi que les « intellectuels » sont des rêveurs qui n’ont aucune prise sur la réalité. Cette interprétation a libre cours en Haïti et est prédominante chez les immigrants haïtiens qui vivent aux États-Unis où ils trouvent une occasion en or d’exercer leur hargne mal comprise contre les intellectuels. Pour comprendre le phénomène attraction-répulsion de l’Occident en général en direction des intellectuels, il faut se rappeler que ceux qu’on appelle aujourd’hui les intellectuels sont les descendants directs de ceux qui étaient connus autrefois comme « l’homme de lettres ». Ce personnage a pratiquement disparu aujourd’hui mais il était considéré à son époque comme un individu qui était réfugié dans sa tour d’ivoire et qui s’occupait de choses qui n’avaient rien à voir avec les préoccupations quotidiennes. Le célèbre écrivain français Voltaire a été l’exception qui confirme la règle. Voltaire a été une sorte de Zola avant la lettre grâce à son intervention dans l’affaire Callas vers le milieu du XVIIIème siècle où il a réussi « à faire réviser le procès de ce dernier et à obtenir un arrêt qui déclare le marchand français, de confession protestante, Jean Callas, innocent. » Sa mémoire aussi a été réhabilitée.
L’histoire des intellectuels haïtiens révèle que ce type de personnage engagé, défenseur des opprimés et pourfendeur du pouvoir établi, a longtemps brillé par son absence dans le paysage politique haïtien. Il a fallu attendre les années 1930 et l’émergence d’une génération formée à la pensée marxiste et aux luttes sociales pour qu’un tel personnage se manifeste en Haïti. (voir 2ème et 3ème partie de cette série). Malheureusement, leur apparition sur la scène sociale haïtienne sera de courte durée. Une génération plus tard, l’arrivée au pouvoir de François ‘Papa Doc’ Duvalier inaugurera la dictature la plus sanglante de l’histoire haïtienne. Le corps social haïtien ne se remettra jamais de cette catastrophe politique qui se poursuit encore malgré la chute de cette dictature il y a maintenant 25 ans.
Contrairement à ce que pensent certains, les intellectuels haïtiens, si on excepte trois cas évidents, (voir la troisième partie de ma série) n’ont jamais été au pouvoir en Haïti, occupés qu’ils ont toujours été à se faire les esclaves du pouvoir et à exécuter leurs quatre volontés. On ne peut donc parler de pouvoir intellectuel en Haïti dans un pays où la majorité des citoyens est analphabète et où la langue qui est parlée et comprise par tout le monde n’a pas voix au chapitre quand il s’agit de discuter d’idées. L’intellectuel haïtien n’a pas d’autorité pour influencer les hommes du pouvoir, les livres qu’il écrit n’atteignent qu’un nombre réduit de lecteurs puisque la plupart des Haïtiens ne lisent qu’en français et que les lecteurs francophones haïtiens se réduisent à la portion minimale (peut-être 0.1% des 5% de ceux qui parlent, lisent et comprennent le français). Il n’y a pas de consécration universitaire (ou alors très limitée) en Haïti et la vie intellectuelle suit le rythme de l’instabilité politique haïtienne quand elle n’est pas tout simplement bannie.
Par définition, un intellectuel est celui qui pense aux problèmes de la société dans laquelle il vit, réfléchit sur l’évolution du monde et tente de proposer des solutions. C’est en ce sens qu’il se distingue du travailleur manuel dont la tâche consiste à se servir de ses mains pour résoudre certaines difficultés relevant du monde matériel. J’ai mes propres réserves à propos de cette répartition des taches mais essayons de l’adopter pour un moment. Quelle est dans ce cas la responsabilité des intellectuels haïtiens s’il leur arrivait d’en avoir une.
Il existe à ce sujet (de la responsabilité des intellectuels) un texte classique et célèbre du grand linguiste américain Noam Chomsky, professeur à MIT, voté en 2006 par le magazine Prospecr le plus grand intellectuel du 20ème siècle, texte intitulé « La responsabilité des intellectuels », paru dans la revue « The New York Review of Books », 23 février 1967. Bien que ce texte ait été rédigé à l’intention des démocraties occidentales où les intellectuels « have the power that comes from political liberty, from access to information and freedom of expression » (jouissent du pouvoir qui vient de la liberté politique, de l’accès à l’information et la liberté d’expression) [ma traduction], certaines remarques peuvent servir aux pays du Tiers-Monde moins gâtés sur ce point. Par exemple, Chomsky dit ceci et nous devons y réfléchir sérieusement : « Lectures on the two-party-system, or even on the really substantial democratic values that have been in part realized in Western society, are a monstruous irrelevance, given the effort required to raise the level of culture in Western society to the point where it can provide a « social lever » for both economic development and the development of true democratic institutions in the third-world- and, for that matter, at home. » (Conférences sur le système bipartite, ou même sur les valeurs démocratiques vraiment substantielles qui ont été en partie réalisées dans la société occidentale, demeurent considérablement non-pertinentes, étant donné l’effort requis pour élever le niveau de culture dans la société occidentale au point où il peut fournir un « nivellement social » pour le développement économique et le développement de vraies institutions démocratiques dans le tiers-monde- et, dans ce cas-ci, chez nous. ) [Ma traduction].
D’une manière générale, il n’est pas du tout aisé d’analyser les intellectuels à cause du caractère largement ambigu. Selon Michèle Lamont, « Analyser les intellectuels est chose délicate dans la mesure où ce qui est en question, c’est notre propre position sociale, notre rôle politique et les finalités de notre travail. Il faut avancer avec prudence en s’assurant que notre recherche ne se transforme pas subrepticement en discours de légitimation d’autant plus efficace qu’il a l’air savant. »
Comme on l’a remarqué, j’ai proposé ma propre définition de l’intellectuel considéré comme « un homme / une femme du culturel » qui descend dans la sphère publique pour prendre position sur des sujets de société, défendre les opprimés, aider le public à comprendre les enjeux d’une question. Il est évident que dans de telles situations, l’intellectuel haïtien ne devrait pas du tout être du côté du pouvoir. Or, je me répète ici, cela a rarement été le cas en Haïti puisque dans la plupart des cas, l’intellectuel haïtien dépend du pouvoir pour vivre et que notre université ne fonctionne pas comme une vraie université même si individuellement, il existe des universitaires hautement qualifiés en Haïti.
Alors, devons-nous jeter l’éponge et dire que la problématique de l’intellectuel haïtien est une cause perdue, désespérée ? Loin de là ! La société haïtienne donne l’impression de ne pas bouger et de répéter les mêmes inepties, les mêmes erreurs, décennie après décennie. L’Histoire semble toujours bégayer en Haïti. Mais ce qu’on voit devant soi ne reflète pas toujours ce qui se passe vraiment dans l’évolution des choses.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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