Comment sont apparus les intellectuels haïtiens ? En quoi consiste leur histoire ? La figure de l’intellectuel haïtien a émergé avec la naissance d’Haïti en tant qu’état libre et indépendant de l’ancienne puissance coloniale française. Dès les débuts de la formation sociale et politique d’Haïti, les personnes qui avaient fait des études, qui possédaient le savoir, constituaient une classe à part en raison même de leur statut social qui leur avait permis d’acquérir ce savoir et parce qu’ils étaient proches du pouvoir. Le savoir, selon ces personnes, devait naturellement donner accès au pouvoir. Ce paradigme constituera une donnée fondamentale dans l’histoire de la politique haïtienne. Nous y reviendrons plus loin. En fait, il y a eu même un événement historique qui figure dans tous les manuels d’histoire de la république qui semble avoir constitué le point de départ de cette collusion entre le savoir et le pouvoir. Nous situons cet événement dans le sillage de la rédaction de l’acte de l’indépendance du 1er janvier 1804.
Selon Moïse (2003, 59-60), la veille du 1er janvier 1804, « une réunion de l’état-major de Dessalines a lieu pour sanctionner le texte préparé par les secrétaires du général en chef, dirigés par Jean-Jacques Charéron. Le général en chef est insatisfait du ton généralement juridique du texte qui lui est soumis. C’est dans ces circonstances que Boisrond Tonnerre se serait écrié : « Pour dresser l’acte de l’indépendance, il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume. » » L’histoire rapporte que Dessalines fut tellement émerveillé par ces propos qu’il choisit de confier à Boisrond Tonnerre le soin de rédiger l’acte d’indépendance. Boisrond Tonnerre s’occupa de sa tâche avec succès durant la nuit du 31 décembre 1803 au 1er janvier 1804 et produisit le document bien connu de l’acte d’indépendance. Boisrond Tonnerre représenterait donc, dans ces conditions, le premier « intellectuel » de la république naissante. Il possédait le savoir et le prestige dans une société qui manquait de tout et recherchait des cadres, des têtes bien faites, des hommes compétents. C’est lui qui, le 1er janvier 1804, lut l’acte d’indépendance qu’il venait de rédiger la veille. Il fut aussi le lecteur, selon Moïse (2003), du discours marquant le premier anniversaire de l’indépendance, le 1er janvier 1805 et a été l’un des rédacteurs de la constitution du 20 mai 1805. Dans cette société haïtienne naissante où la très grande majorité était composée d’anciens esclaves, de soldats, d’hommes attachés à la terre qui ne savaient ni lire, ni écrire, ceux qui avaient fait des études pouvaient se démarquer et occuper plus facilement une place dans la société. On devenait « intellectuel » parce qu’on n’était pas « manuel » ou qu’on n’était pas grand propriétaire terrien. C’était la perception générale à l’égard de ce personnage naissant dans la société haïtienne, une perception primaire, élémentaire, qui allait durer longtemps chez la très grande majorité des Haïtiens. Il est possible que cette perception soit renforcée par la question de la langue en Haïti. En effet, pour la majorité de mes compatriotes, « intellectuel » marche de pair avec la connaissance de la langue française. J’ai démontré il y a quelque temps dans l’une de mes chroniques sur Haitian Times www.haitiantimes.com qu’on ne peut pas être considéré comme un intellectuel en Haïti si l’on est un locuteur unilingue créole. La condition ou la perception de l’intellectuel en Haïti est consubstantielle à la langue française. On est intellectuel en Haïti d’abord parce qu’on parle français. Quelque soit la profondeur des réflexions humaines, sociales, politiques…émises en créole dans le milieu haïtien, le label d’intellectuel ne vous sera pas attribué parce que ces réflexions n’ont pas été énoncées dans la seule langue qui, pour le commun des Haïtiens, soit appropriée quand on énonce des idées : la langue française. La rhétorique incendiaire de Boisrond Tonnerre le soir du 31 décembre 1803 justifiant pour Dessalines sa conception de la rédaction de l’acte d’indépendance, qui lui a permis d’évincer Jean-Jacques Charéron comme rédacteur de l’acte d’indépendance témoigne du pouvoir que la langue française a exercé et exerce encore sur une majorité d’Haïtiens. Nous y reviendrons dans une prochaine partie.
Boisrond Tonnerre n’était cependant pas le seul dans cette situation privilégiée. Il y avait d’autres individus qui avaient reçu une bonne éducation, le plus souvent en France. Citons quelques noms : Juste Chanlatte, Etienne Victor Mentor, Antoine Dupré, Jules Soline Milscent, Hérard Dumesle,…Juste Chanlatte est bien connu avec Antoine Dupré comme l’un des tout premiers poètes de la littérature haïtienne. Selon Moïse (2003), il fit de très bonnes études à Paris, au Collège Louis-le-Grand et devint un notaire patenté. Dans la société haïtienne des années 1830, il existait une certaine vie intellectuelle qui allait contribuer à servir de base au développement des « intellectuels ». L’historien britannique David Nicholls (1988, 71) rapporte que “the elite families of the capital were literate and many of their members had been educated in France. A number of weekly newspapers and monthly reviews were published, but their circulation was small, and the lifetime of many was short. Nevertheless, these journals were read by most of those who were in position to affect the policy of the government, and they were therefore not without significant political influence.” (les familles de l’élite de la capitale étaient instruites et beaucoup de leurs membres avaient été éduqués en France. Des journaux hebdomadaires et des revues mensuelles avaient été publiés, mais leur diffusion était réduite, et leur durée de vie était brève. Néanmoins, ces hebdos étaient lus par la majorité de ceux qui étaient en position d’influencer la politique du gouvernement, et ils jouissaient en conséquence d’une remarquable influence politique.) [Ma traduction]
Entre le milieu des années 1830 et l’aube de la révolution sociale de 1843, il y avait des journaux haïtiens comme Le Républicain, Le Manifeste, La Sentinelle de la Liberté…qui véhiculaient, selon Nicholls (1988) des idées « generally liberal and nationalist in spirit ». Des écrivains tels les frères Nau, l’historien Joseph Saint-Rémy des Cayes et d’autres offrirent une solide résistance au régime de Boyer et émirent des idées qui apparurent assez avancées pour l’époque. Il commençait à émerger des figures d’intellectuel critique du pouvoir et de ses abus, mais aussi proposant des solutions pour le développement d’Haïti. Une certaine culture intellectuelle commença à prendre forme mais elle se limita largement aux milieux élitistes de la société.
Entre les années 1850 et 1910, Haïti connut une intense période d’activités intellectuelles, de luttes politiques et de publications à caractère littéraire. Un certain nombre de penseurs politiques remarquables comme Edmond Paul (1837-1893), Louis-Joseph Janvier (1855-1911), Frédéric Marcelin (1848-1917), Anténor Firmin (1850-1911), …ont laissé des ouvrages de pensée politique et de réflexion socio-économique qui posent des problèmes encore d’actualité pour Haïti. Leur érudition et leur vigueur intellectuelle détonnent fortement pour un pays si pauvre, si déchiré par des divisions internes relevant principalement de la fameuse question de la couleur de la peau, l’un des pires héritages coloniaux que nous ayons reçus mais qui, avec le temps, est devenu si imbriquée dans le fonctionnement régulier de la société qu’elle fait partie maintenant des « different strategies of competition and struggle » (Michel-Rolph Trouillot, 1994). C’était l’époque de la lutte pour le pouvoir politique entre le Parti Libéral composé d’une majorité de « mulâtres » et le Parti National composé en majorité de « Noirs ». Il y eut de formidables batailles idéologiques entre ces deux Partis sur fond d’instabilité politique et de mise à l’écart des problèmes de pauvreté et d’analphabétisme criant de la masse des paysans et des abus de toutes sortes qu’ils subissaient de la part de l’état haïtien. (Nicholls 1998).
L’Occupation américaine (1915-1934) a contribué à fournir la base du développement d’un mouvement nationaliste dans le pays tout entier, mouvement qui rassembla les élites noires et mulâtres et donna naissance à une mobilisation paysanne de guérilla rurale sous la direction de Charlemagne Péralte. C’est dans ce contexte que parut le classique volume de Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle (1928), qui a eu une influence considérable sur l’intelligentsia haïtienne. On a dit de Jean Price-Mars qu’il fut le maitre à penser de toute une génération. Les années 1930-1940 virent l’émergence pour la première fois peut-être dans l’histoire de la pensée politique haïtienne de véritables « intellectuels publics » (public intellectuals). Je désigne par ce terme « un homme du culturel » qui descend dans l’espace public pour s’impliquer dans les questions sociales, pour s’engager politiquement, pour agir sur les politiques sociales de l’état. La majorité d’entre eux se servit du marxisme pour analyser la société haïtienne dans des revues telles que Le Petit Impartial, Le Centre, Vigie. C’était Jacques Roumain, Max Hudicourt, Etienne Charlier, Anthony Lespès, Georges Petit, Phito Marcelin, Saint-Juste Zamor… Ils formèrent officiellement au cours de l’été 1934 le premier Parti Communiste Haïtien. (Smith, 2009).
Que conclure après cette (trop) brève histoire des intellectuels haïtiens ? Tout d’abord, dès la naissance de la jeune république, les intellectuels haïtiens se sont montrés très proches du pouvoir et ont travaillé main dans la main avec les autorités politiques. Boisrond Tonnerre, Juste Chanlatte, Etienne Victor Mentor considérés comme les intellectuels de l’époque ont participé à toutes les décisions politiques et ont occupé des fonctions importantes dans le gouvernement de Dessalines en tant que conseiller influent ou instigateur (Moïse, 2003). Un peu plus tard, la plupart de ces intellectuels, tels que les frères Nau …, prirent leurs distances avec le pouvoir de Boyer mais les conflits qui ont été à la base de leurs divergences ont été des différences de direction de l’état.
La fascination du pouvoir a poursuivi les intellectuels haïtiens de la période de la révolution de 1843 malgré les enjeux de taille qui avaient cours à cette époque. Les luttes idéologiques (la question de la couleur, la quête de la légitimité fondée sur l’opposition compétence vs majorité) atteignirent le sommet des divisions internes au détriment des revendications paysannes et populaires, classes sociales dont la condition matérielle empirait profondément. C’est la percée de la gauche marxiste et communiste haïtienne qui consacra l’apparition de l’intellectuel public haïtien.
La semaine prochaine, dans la troisième partie de cette série, je creuserai les questions clé de la problématique de l’intellectuel haïtien : quelle est la perception du public haïtien de la figure de l’intellectuel et d’où vient cette perception ? On répète à qui veut l’entendre que les « intellectuels haïtiens » sont responsables de l’état désastreux dans lequel se trouve la société haïtienne. Quelles sont les preuves de cette accusation ? Y-a-t-il jamais eu un « pouvoir intellectuel » en Haïti ?
Références citées :
Moïse, Claude (sous la direction de). Dictionnaire historique de la Révolution Haïtienne (1789-1804). Montréal : Les Editions Images et les Editions du CIDIHCA. 2003.
Nicholls, David. From Dessalines to Duvalier. Macmillan Publishers LTD, 1988.
Price-Mars, Jean. Ainsi parla l’oncle. Québec, Leméac, 1973. Réédition
Smith, Matthew J. Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957. Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 2009.
Trouillot, Michel-Rolph. Culture, Color, and Politics. In Race, Steven Gregory & Roger Sanjek, editors. New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1994.
Contacter Hugues St. Fort à: Hugo274@aol.com

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