Dans la première partie de cet article (voir Haitian Times, semaine du 4 au 10 novembre 2010), j’ai mis en doute l’utilité de la création d’une Académie haïtienne de langue créole dont l’objectif serait de « fixer la langue créole ». Mes arguments tenaient en ces points : Pourquoi vouloir « rendre stable et immobile » une langue qui, comme toutes les langues humaines, est par nature en constante évolution et toujours en train de changer ? Quels seront les mécanismes mis en place par les membres de cette Académie pour faire respecter leurs règlements quand on sait que légiférer en matière de langue a toujours été suivi d’échecs dans la majorité des sociétés humaines ? Nous croyons qu’il est nécessaire de dépasser le simple recours à la création d’une Académie à but normatif et mettre en place une véritable politique linguistique.
Au cours de leur histoire, toutes les sociétés ont du ou doivent prendre des décisions relatives à l’emploi des langues ou des variétés de langues utilisées sur leur territoire. Dans les pays en voie de développement, il peut y avoir urgence pour que ces décisions soient adoptées le plus vite possible ; dans les sociétés créolophones, en raison de l’héritage colonial et de ses conséquences (coexistence d’une langue européenne et d’une langue créole ; minoration de cette langue créole et haut niveau de prestige accordé à la langue européenne ; manque de matériels pédagogiques ou de lecture rédigés en langue créole…), la pression est encore plus grande pour l’État de mettre en place un programme d’aménagement linguistique. Didier de Robillard (1997) définit l’aménagement linguistique comme « un ensemble d’efforts délibérés visant à la modification des langues en ce qui concerne leur statut ou leur corpus ». La plupart des chercheurs en aménagement linguistique distinguent deux sortes d’activités qui peuvent mener à long terme à influencer le comportement linguistique des locuteurs : en effet, ces changements peuvent affecter ou bien la structure linguistique (l’aménagement du corpus de la langue) ou bien l’usage linguistique (l’aménagement du statut de la langue). On peut introduire des changements dans la structure de la langue en proposant par exemple des modifications dans l’orthographe, la prononciation, le vocabulaire, la syntaxe (grammaire). On peut introduire des changements dans le statut de la langue en proposant par exemple des modifications dans la façon dont la langue doit être utilisée dans la société, ou les domaines de son utilisation, ce qui à long terme débouchera sur des changements concernant son statut.
La première décision à prendre par les organismes compétents de l’État est de choisir la langue ou la variété de langue qui servira de variété standard représentative. Dans certains pays où coexistent plusieurs langues locales, les rivalités traditionnelles peuvent forcer l’État à choisir une langue « extérieure » qui fonctionnera en tant que lingua franca. C’est le cas de la majorité des pays africains où coexistent sur le même territoire national des dizaines de langues. L’État a du donc choisir la langue du colonisateur européen (anglais, français ou portugais). Par exemple, le Nigeria, ancienne colonie britannique, a choisi l’anglais ; le Mozambique, ancienne colonie portugaise, a choisi le portugais ; le Bénin, ancienne colonie française, a choisi le français. Haïti échappe à ce choix forcé puisque le créole est parlé et compris par toute la population haïtienne. Mais, l’État doit faire face à d’autres choix, par exemple, quelle variété de la langue créole choisir, quel sera le rôle de facteurs tels que la classe sociale, l’existence d’une variété littéraire, l’importance d’un dialecte régional, dans la prise en compte de cette variété ?
La variété ayant été choisie, il devient maintenant nécessaire de la codifier afin qu’elle puisse répondre aux demandes qui avaient été placées sur elle en tant que langue nationale ou internationale de communication. Dans le cas d’Haïti par exemple, un énorme pas a été franchi avec la mise en place d’un système graphique (l’orthographe IPN) clair, systématique et régulier. Même s’il existe encore beaucoup de chemin à parcourir en ce qui concerne la codification du vocabulaire, de la grammaire, ou peut-être même de la prononciation, le créole haïtien est bien parti sur le plan de l’institution d’un système graphique officiel.
L’un des grands obstacles qui restent à surmonter est la modernisation du vocabulaire du créole haïtien. En effet, dans les domaines des sciences dites dures (physique, chimie, biologie…), de la médecine, des technologies ou de la société de consommation, le besoin se fait sentir profondément de doter le créole haïtien de nouveaux termes lexicaux qui serviront à traduire les termes étrangers d’une façon consistante et systématique. Dans certains cas, on évitera d’ériger tout cela en casse-tête. Le français étant la langue lexificatrice du créole haïtien, pourquoi ne pas se servir tout simplement des termes qui existent déjà en français en l’adaptant au système phonologique du créole ? D’ailleurs, la grande majorité des termes scientifiques français (et anglais) a été construite à partir du latin et du grec et personne ne trouve à y redire. Ils ont été intégrés dans le systéme phonologique du français et de l’anglais. Que va-t-on gagner en inventant de nouveaux termes qui ne seront pas compris par le public ou en passant par des paraphrases qui seront impropres à rendre un concept scientifique ? Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de créations lexicales authentiquement créoles, c’est-à-dire construites selon des procédés qui font partie de la tradition morphologique créole. Il revient aux linguistes et aux terminologues de s’en charger. Mais, un simple coup d’œil jeté à ce que font d’autres langues pour exprimer de nouvelles réalités scientifiques montrera que dans le domaine scientifique les emprunts adaptés phonologiquement font légion. En revanche, il sera important de réfléchir aux nouveaux styles de discours dont on dotera la langue créole. En effet, dans la mesure où le créole a longtemps servi à l’expression d’usages oraux, son introduction depuis quelque temps dans des formes écrites du discours exigera que soient mis en place de nouveaux styles de discours propres à rendre de nouvelles représentations, de nouvelles situations de parole.
La dernière phase sera celle de la mise en œuvre, de la réalisation de tous ces changements. Les institutions qui feront leur promotion devront être les dictionnaires, les publications officielles, les grammaires traditionnelles, les enseignants dans les salles de classe, les media.
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