La langue française en Haïti est le titre de la thèse principale pour le doctorat ès-lettres que Pradel Pompilus a soutenue à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Paris, Sorbonne, le 9 décembre 1961. Presque cinquante (50) longues années ont passé. En écrivant cette chronique aujourd’hui, je voudrais rendre un hommage marqué à celui qui fut, quand j’étais lycéen à Port-au-Prince, mon « modèle », avec d’autres enseignants haïtiens tels que Joseph Saint-Vil, le père Max Dominique au lycée Louverture et, plus tard, Roger Gaillard, à l’école Normale Sup. Ils sont tous décédés maintenant. Pompilus et Saint-Vil ont été les plus marquants dans ma vie d’écolier. Je leur dois toute ma formation d’étudiant de lettres classiques (latin et grec), j’ai « découvert » la littérature haïtienne avec Pompilus au lycée Louverture, puis Ferdinand de Saussure et la linguistique générale à l’école Normale Sup. de Port-au-Prince ; Joseph Saint-Vil, le parfait érudit en littérature française, lui aussi docteur ès lettres en Sorbonne, m’a enseigné d’abord le latin et le grec au lycée Louverture puis je l’ai retrouvé à l’école Normale Sup où il m’a appris à « lire » Victor Hugo, Balzac, Zola, Anatole France, de sorte que, quand j’arrivai en France pour parfaire mes études supérieures, j’étais nettement au-dessus de la moyenne de mes pairs à la fac. Mais Pompilus, pour moi, était spécial car il m’a transmis non seulement le goût de la littérature mais aussi la passion de la linguistique. Aujourd’hui encore, malgré ma spécialisation en linguistique, je ne puis me défaire des études littéraires, du « démon de la théorie » (Antoine Compagnon, 1998) et de mon addiction aux maitres de la fiction, qu’ils soient caribéens, québécois, nord-américains, francophones ou français. Pourrai-je rester « objectif » en relisant sa thèse de doctorat ? On verra.
Bien qu’il existe à la Sorbonne des exemplaires de la thèse de Pompilus et que les éditions Fardin l’aient reproduite en 1981, je doute que le livre soit accessible en grande quantité aux Haïtiens cultivés qui voudraient en prendre connaissance. Et pourtant, c’est une pièce d’une valeur qui n’est pas encore dépassée. La langue française en Haïti de Pradel Pompilus représente actuellement, en 2011, le seul ouvrage de recherche qui décrive, dans les règles des principes et avancées universitaires de l’époque (fin des années 1950 et début des années 1960), le fonctionnement réel de la langue française en Haïti telle qu’elle est en usage par les locuteurs haïtiens. Le livre de Pompilus n’est absolument pas basé sur les notions de correction, de « bon usage », de purisme. On n’y trouvera pas de jugements de valeur ou de préceptes d’écriture. D’ailleurs, en tant que thèse de doctorat, ce serait inadmissible. Mais, Pompilus pousse la rectitude du jugement de l’universitaire haïtien qui connait le milieu dans lequel il vit jusqu’à écrire ceci à la fin de son introduction: «Il nous parait maintenant nécessaire de préciser pour nos compatriotes, si attachés à la langue française et si chatouilleux sur ce chapitre, que notre travail n’est pas une critique de leur langage, mais une œuvre d’observation objective qui aidera peut-être nos professeurs de français à discerner des éléments sur lesquels leur enseignement devrait insister : notre point de vue n’est pas celui d’un censeur ; nous ne relevons pas des fautes, nous faisons au contraire la description objective des aspects réels du français parlé chez nous par la moyenne des locuteurs. Que des Haïtiens soient capables d’écrire un français absolument correct et même élégant, les différentes anthologies de la littérature haïtienne ne le prouvent que trop. Mais l’objet de cette étude est bien différent. » (page 22).
A l’époque où Pompilus travaillait sur sa thèse de doctorat, la recherche française en linguistique ne brillait pas particulièrement dans le petit monde des chercheurs internationaux. Si l’on excepte André Martinet, brillant représentant de l’approche fonctionnaliste en linguistique, très peu de chercheurs français avaient contribué à des avancées significatives en linguistique. De l’autre côté de l’Atlantique cependant, la recherche américaine allait révolutionner la linguistique avec la parution en 1957 de Syntactic Structures (Structures syntaxiques) par Noam Chomsky, ouvrage capital qui marqua un tournant dans la théorie linguistique et favorisa l’introduction de la grammaire générative. En sociolinguistique, l’Américain Charles Ferguson avait entrepris les recherches qui allaient mener au concept de « diglossie », tellement important dans le contexte des relations sociales entre les locuteurs créolophones et créolo-francophones en Haïti et dans les sociétés insulaires des Caraïbes.
Cependant, le fonctionnalisme français avait fait des progrès immenses en phonologie, composante de la linguistique qui étudie la façon dont les phonèmes (sons) fonctionnent dans une langue ou dans les langues en général pour signifier du sens. Pompilus qui avait bénéficié des enseignements de Martinet à la Sorbonne s’en servit pour sa thèse. Dans la première partie de sa thèse consacrée à la phonologie, il reprit le travail entrepris par Martinet pour le patois D’Hauteville : « Nous n’avons pas essayé d’innover dans un domaine nouveau : nous avons fait exactement ce qu’a fait M. A. Martinet pour le patois d’Hauteville …Comme la phonologie doit tenir compte du sentiment des sujets parlants, nous avons également mené une enquête phonologique, en utilisant le questionnaire employé par M. Martinet dans : « La prononciation du français contemporain » Nous l’avons du reste adapté à nos besoins, en supprimant des questions qui n’intéressent pas notre étude, en y introduisant de nouveaux groupes ou de nouveaux mots plus courants en Haïti. » (page 25).
Le résultat : par la minutie avec laquelle Pompilus a conduit son enquête phonologique, basée sur un questionnaire et renforcée par une enquête orale menée auprès de 200 sujets, la partie phonologique demeure une mine de données précieuses sur les réalisations des phonèmes du français par les locuteurs haïtiens. Pompilus a laissé dans sa thèse des détails importants sur l’identité phonologique de tous les phonèmes du français tels qu’ils sont réalisés par les sujets parlants haïtiens. Mais ce sont des phénomènes de modification de phonèmes dans la chaine parlée (assimilation) ou des phénomènes d’aspiration mais surtout des productions du fameux phonème r réalisé par les locuteurs haïtiens qui ont été à la base des plus longs commentaires dans la description phonologique du français haïtien par Pompilus. Pour Pompilus, « le r que prononcent les Haïtiens dans la conversation ordinaire ne correspond à aucun des r décrits dans les manuels ou traités de phonétique française : ce n’est ni un r apical, ni tout à fait un r uvulaire…En nous fondant sur l’observation personnelle, nous pourrions dire que c’est une fricative sonore vélaire, moins profonde que le r français et très proche de la semi-consonne w. » Une autre réalisation de phonèmes qui a donné lieu à des observations plus longues que la moyenne est celle de l’e caduc. Pompilus dit ceci : « Si, en général, le maintien ou la disparition de l’e caduc en français normal dépend de l’environnement phonique et de la cadence du débit, en F.H. où le débit est plus lent, la tendance est de le maintenir dans un très grand nombre de cas où le Parisien le laisse tomber. » Pompilus explique que ce n’est pas toujours l’environnement phonique qui amène la disparition de l’e caduc ; le souvenir de la graphie exerce aussi probablement une certaine influence. C’est le moment de rappeler les conditions dans lesquelles s’acquiert ou se conserve la pratique du français en Haïti : la lecture, l’école (bien que les écoliers haïtiens parlent peu français en classe) et non (ou très peu) la communication orale quotidienne, ce qui explique en partie pourquoi les locuteurs haïtiens, une fois terminé le cycle de scolarisation, ont des difficultés à communiquer en français.
La deuxième partie de la thèse de Pompilus est consacrée à la grammaire. C’est le cœur de la description du F.H. telle que l’observe le linguiste haïtien et elle est de loin plus volumineuse (pages 51 à 132) que la partie consacrée à la phonologie. La terminologie utilisée par Pompilus a vieilli considérablement (déterminatif, conjonctif, représentant personnel, représentant personnel composé …) mais doit-on le blâmer dans la mesure où c’était la terminologie courante à son époque ? D’ailleurs, il n’est pas évident que tous les linguistes utilisent une terminologie commune. Durant toute cette partie consacrée à la grammaire du F.H., Pompilus utilise l’expression « français normal » pour se référer à ce que les linguistes français d’aujourd’hui appellent le « français ordinaire » mais qu’il caractérise lui, comme étant le « français de Paris » (page 22). Il oppose cette variété de français au Français Haïtien (F.H.). Les exemples qu’il a choisis relèvent de ce qu’il nomme la langue « cursive », expression empruntée au linguiste H. Frei et qu’il définit comme « la langue des lettres familières, celle des enseignes, celle des journaux, qui représentent des transpositions du langage parlé, celle des dialogues de romans et de comédies enfin qui reproduit parfois des propos pris sur le vif. » (page 21). Cette langue cursive contient cependant bien de tournures et de formes qui détonnent, comme les survivances du prétérit et de l’imparfait du subjonctif. A cet égard, Pompilus fournit beaucoup d’exemples d’utilisation du prétérit dans la conversation de locuteurs haïtiens qu’il qualifie de personnes de culture élevée, le plus souvent « de personnes de plus de trente ans, occupant une position sociale élevée et qui ont fait d’assez longues études : elles ont subi pendant de nombreuses années la contrainte de la grammaire normative et elles ont suffisamment pratiqué le prétérit en récitant des textes pour ne pas craindre d’achopper dessus. » (page 90).
C’est à travers les faits de grammaire que les influences du système créole haïtien se font sentir le plus grandement sur les productions des locuteurs du F.H. Preuve de plus, s’il en faut, de la force de la langue maternelle, le créole, sur les francophones haïtiens.
La troisième partie du livre de Pompilus est consacrée au lexique du Français Haïtien (F.H.). L’auteur a divisé cette partie en trois chapitres : les haïtianismes, les anglicismes, et les traces de la langue classique. Il définit les haïtianismes comme : « des mots et des expressions qui n’existent pas dans le lexique du français de Paris et qui sont courants et même indispensables en F.H. pour désigner des particularités locales (êtres, choses, croyances, coutumes, etc.) ; des termes du lexique français qui, tout en conservant pour les Haïtiens leurs acceptions normales, se sont enrichis d’un sens nouveau, soit qu’on les emploie seuls, soit qu’ils rentrent dans une locution ; des images transposées du créole et couramment usitées. »
Pompilus cite parmi ce qu’il considère comme « haïtianismes », parmi des tas d’autres mots ou expressions, des mots ou expressions comme savane, morne, le bord de mer, aller en ville, descendre en ville, ouanga-négresse, pipirit, coucouille, mabouya, grigri, avoir du fiel, formé (dans le sens d’un garçon ou d’une fille qui a atteint l’âge de puberté), chabine, griffe, grimaud, grimelle, marabou, noir, (Pompilus précise alors que ce mot noir entre en opposition avec griffe, grimaud, mais surtout avec jaune et mulâtre), sacatra, avoir le cœur tourné, décomposition, interné, internement, mal macaque, sarampion, aller à la commode, être mal occupé, acassan, acra, calalou, clairin, douce, grillot, grog, lambi, mantègue, marinade, rapadou, tasso, maitre d’armes, avoir une bonne bouche, dérespecter, fréquent, sang sale, vicieux, banda, bogota, houngan, hounsi, loa, service, sain et sauf, gérant, coralin, maison d’affaires, télédiol, sans-manman, gaguère, déparler, jeunesse (substitut euphémique de prostituée, dit Pompilus), raide (dans le sens de rusé, habile, retors).
Quelques zones d’ombre dans la définition de la notion d’ « haïtianismes » telle que l’entend Pompilus : il est notoire que beaucoup d’expressions ou d’unités lexicales caractérisées par Pompilus comme étant des « haïtianismes » du français régional haïtien sont en réalité des termes courant du créole haïtien transposés au français. C’est le cas de « wanga nègès » francisé orthographiquement en « ouanga-négresse », « malmakak », francisé orthographiquement en « mal macaque », « saranpyon », francisé orthographiquement en « sarampion », « akasan » francisé orthographiquement en « acassan », ou encore, « kalalou » (calalou), « kleren » (clairin), « griyo » (grillot), « banda » (banda), « ougan » (houngan), « ousi » (hounsi), « lwa » (loa), « gagè » (gaguère). « Avoir du fiel » est un calque formé à partir de l’expression créole « gen fyèl », « être mal occupé » est également un calque de « …malokipe », « avoir le cœur tourné » est une traduction littérale de l’expression créole « gen kè tounen ».
Pompilus définit les anglicismes comme les emprunts que le F.H. a faits à l’anglais, particulièrement à l’anglo-américain depuis 1915. Cependant, avec un œil tourné vers l’histoire, le linguiste s’est attaché à « relever des mots anglais ou anglicismes dans des publications antérieures à 1915. » Ses recherches se sont concentrées sur la période 1900-1916 dans des revues et journaux tels que La Revue Haïti littéraire et sociale, qui a paru de 1905 à 1913 en changeant son nom en celui d’Haïti politique et littéraire (1909-1912) et en celui d’Haïti scientifique et littéraire (1912-1913) ; la revue L’Essor (1912-1916) ; le journal Le Nouvelliste pour les années 1902 à 1912.
Nous ne nous attarderons pas sur l’inventaire de ces mots anglais ou anglicismes car ils ne reflètent nullement l’état de la langue parlée, ainsi que le reconnait d’ailleurs Pompilus. Cependant, il apporte une excellente précision quand il dit : « Avant 1915, c’est surtout le snobisme qui joue dans l’introduction des mots anglais en F.H., après 1915, l’influence de la mode n’est pas exclue, mais c’est la nécessité qui tient le premier rôle et qui triomphe des résistances passagères. Avant 1915, il n’y a pas de calque, après 1915, les calques se multiplient. » (page 207). Pompilus cite comme anglicismes Station des Pompiers, file, (dans le sens de fichier ou chemise), payroll, overtime, full time, faire une application, office, département, staff, management, superintendant, assistant-directeur, foreman, job, jour-off, faire back, un clutch, un fuse, un jack, un muffler, un switch, le tank, un wiper, un flash, un folder, un freezer, un mop, un short, un zip(dans le sens d’une fermeture-éclair), un tape recorder…Avec le volume élevé des Haïtiens qui émigrent aux Etats-Unis et qui font le va et vient entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil, il est évident que les anglicismes sont devenus légion en F.H. Mais, gênent-ils la communication ? Dans quelle mesure ont-ils un impact sur le F.H. ?
La dernière composante du lexique du F. H. est constituée par ce que Pompilus appelle les survivances classiques. Il désigne sous cette appellation la conservation « de mots et de tours qui ont déjà vieilli dans le français de Paris (faits décadents du vocabulaire) ». Pompilus cite comme exemples d’archaïsmes du lexique du F.H. les termes et expressions suivants : épousailles, heur, à la revoyure, conséquent (dans le sens de « de grand prix, de grande importance »), espérer, magistrat communal, commissaire de gouvernement (qui est employé exclusivement pour désigner le fonctionnaire appelé en France « Procureur de la République »).
Cinquante ans après cette thèse de Pompilus, il serait intéressant qu’une nouvelle recherche sur la situation de la langue française en Haïti telle qu’elle est parlée et écrite par les locuteurs haïtiens soit entreprise de nouveau. Cette fois-ci cependant, il faudrait que ce soit une équipe de recherche pluridisciplinaire mettant en place des historiens, des sociolinguistes, des spécialistes de la syntaxe, de la phonologie, de la lexicographie, de l’orthographe, de la didactique du français qui s’en occupe. Malgré le travail de précurseur accompli par Pompilus dans la recherche qui a mené à cette thèse, et la rigueur déployée tout au long de ce livre, on peut constater assez facilement ses limites. Par exemple, mis à part certains petits détails éparpillés çà et là dans le texte, la réflexion sociolinguistique est pratiquement absente du volume. Quand on sait l’importance de ce domaine dans toute analyse où coexistent deux ou plus de deux langues, on mesure qu’on ne peut pas du tout se passer d’une telle réflexion. Entre la fin des années 1950 et notre époque, des mutations sociales décisives se sont produites dans la société haïtienne et ont conduit à un recul du français dans toutes les couches sociales du pays. (Je me contente de constater un fait. Je ne m’en plains pas.) Que reste-t-il de cette langue en tant que langue de communication orale en Haït (si elle l’a jamais été) ou dans les institutions scolaires, dans les usages formels, dans les différents médias ? Après tout, elle constitue légalement, avec le créole, l’une des deux langues officielles d’Haïti.
Références citées :
Noam Chomsky (1957) Syntactic Structures. The Hague : Mouton
Antoine Compagnon (1998) Le démon de la théorie. Paris : Seuil
Pradel Pompilus (1981) La langue française en Haïti. Port-au-Prince : Reproduction par Fardin
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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