Yanvalou pour Charlie, roman
Par Lionel Trouillot
Actes Sud / Leméac, 2009
Avec Yanvalou pour Charlie, Lionel Trouillot signe son sixième roman et son deuxième texte de non-fiction (photographie, correspondance) publiés chez Actes Sud, maison d’édition française relativement jeune puisqu’elle a fêté son trentième anniversaire l’année dernière en 2008. Elle peut s’enorgueillir d’avoir déjà à son actif l’attribution de plusieurs grands prix littéraires français dont, le Femina étranger pour Bethsabée (1986) de Torgny Lindgren, le Médicis du roman étranger pour Léviathan (1993) de l’Américain Paul Auster, le Goncourt des Lycéens pour Instruments des ténèbres (1996) de la Canadienne Nancy Huston, le prestigieux prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta (2004) de Laurent Gaudé (Je renvoie mes lecteurs à la recension que j’en ai faite dans la revue The French Review, vol. 79, numéro 1, octobre 2005), le Femina pour Lignes de faille (2006) de Nancy Huston et le Prix Wepler-Fondation La Poste en 2009 pour Yanvalou pour Charlie de Lionel Trouillot, le roman qui nous occupe aujourd’hui.
Le roman comprend quatre parties : Dieutor, Charlie, Nathanaël et Anne, quatre noms de personnages importants qui constituent l’armature du livre. Dieutor se révèle être le deuxième prénom de Mathurin D. Saint-Fort, « jeune avocat d’affaires dévoré d’ambition » qui est rattrapé par ses origines paysannes lorsqu’un adolescent sale et misérable de son village natal, Charlie, qu’il n’a jamais rencontré débarque en trombe dans son existence bourgeoise, tranquille et loin de la misère pour lui demander de l’aide. Alors, tout ce qu’il s’attachait à cacher, à refouler, en particulier la signification du D. qui met à nu ses origines campagnardes remonte à la surface.
La deuxième partie, Charlie, raconte les mésaventures de Charlie membre d’un petit groupe d’adolescents braqueurs et son existence pitoyable avec d’autres jeunes de son âge vivant dans un Centre pour sans-abri dirigé par un prêtre catholique, le père Edmond.
La troisième partie, Nathanaël, est la partie la plus fascinante du roman. Nathanaël, c’est le leader de la petite bande. « Il a un visage d’ange qui va bien avec son prénom. » Mais celle qu’il considère comme sa soeur est en réalité sa mère. Il brûle d’amour pour une jolie jeune fille riche qui ne l’aime pas mais a besoin de lui pour satisfaire ses rêves de révoltée contre la société.
La quatrième partie, Anne, reste pour moi la plus tendre des quatre. C’est un aller-retour de lettres échangées entre Mathurin et celle qui a été son seul amour quand il s’appelait Dieutor. Des années plus tard, quand Mathurin s’est débarrassé (ou croyait s’être débarrassé) de son second prénom, Anne s’est engagée dans une correspondance avec lui où elle lui apprend tout de sa vie depuis le jour où Dieutor l’avait abandonnée pour aller faire des études de droit à Port-au-Prince et devenir un autre homme.
Yanvalou pour Charlie est une lecture atroce de la dure réalité sociale contemporaine d’Haïti. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il n’en a pas l’air du tout, avec ses airs voulus par l’auteur de thriller raté et de roman d’amour mal ficelé. La description de la migration interne qui défigure une capitale dont on peine à dire que c’en est une, les problèmes de classe qui sont fondamentaux, de petites allusions à la question de couleur là où on ne l’attendait pas, et surtout la description de l’existence des gosses de rue à Port-au-Prince dont la galère est tout simplement indescriptible font de ce roman l’un des meilleurs de l’année. Je le considère comme le pendant littéraire de ce livre superbe de J. Christopher Kovats-Bernat « Sleeping Rough in Port-au-Prince : An Ethnography of Street Children and Violence in Haïti. » University Press of Florida, 2006. L’écriture de ce livre le fait aussi sortir des sentiers battus. Le roman, surtout dans les deux premiers chapitres, est construit en flash-back et c’est la première personne qui est utilisée. Sauf dans le troisième chapitre où les protagonistes n’ont pas de nom. D’autre part, sur le plan du registre de la langue, il est à noter l’utilisation de variétés populaires de français dans la deuxième partie du roman qui traite de Charlie alors que ces variétés sont assez rares dans la première ou la dernière partie.
J’ai toujours prêté attention aux citations que les auteurs posent, quand ils le font, au début de leurs chapitres. Dans ce roman de Lyonel Trouillot, les deux citations qui ouvrent le chapitre consacré à Nathanaël «Vil Pòtoprens, se yon timoun k ap kriye pou tete sou galri ri Pave » (Syto Cave) et celui consacré à Anne :
Au bout de mon âge
Qu’aurais-je trouvé ?
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé.
Louis Aragon
en disent long sur le contenu des chapitres et la direction que le romancier veut imprimer à l’histoire. Malgré son apparence désespérée, Yanvalou pour Charlie est le roman de la foi retrouvée dans les origines assumées jusqu’au bout.
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