Dans les pays démocratiques avancés, la catégorie politique d’extrême-droite évoque des images violentes (KKK aux Etats-Unis, Néo-Nazis en Europe, tueur fou en Norvège récemment…), des leaders politiques (les Le Pen et le Front National en France, Michèle Bachmann et le Tea-Party aux Etats-Unis…) qui s’en prennent avec rage aux immigrants et aux minorités ethniques accusés de menacer « l’identité nationale » des sociétés d’accueil. Les Haïtiens qui vivent en terre d’accueil et qui suivent l’évolution politique de ces pays savent plus ou moins concrètement sinon théoriquement ce qu’est l’extrême-droite. Mais, qu’en est-il en Haïti ? Qu’est-ce que l’extrême-droite haïtienne ? Que représente-t-elle dans le pays ? Comment les Haïtiens en général perçoivent-ils l’extrême-droite au sein de leur société ? Quelles images ce concept politique évoque-t-il dans leurs esprits ?
Dans cette troisième et dernière partie, j’adopterai d’abord une perspective historique en mettant en lumière les particularités de l’extrême-droite haïtienne par l’analyse du régime qui s’est perpétué le plus longtemps dans l’histoire contemporaine d’Haïti, le duvaliérisme ; puis je tacherai de dégager les caractéristiques de cette catégorie politique dans la société haïtienne. Finalement, je répondrai à la question suivante : en quoi et pourquoi il est important d’identifier l’extrême-droite haïtienne.
Les sources lointaines de la mainmise du Duvaliérisme
Les « Marines » et leurs bateaux de guerre débarquèrent en Haïti en juillet 1915 dans le contexte d’une rivalité avec d’autres grandes puissances de l’époque, particulièrement l’Allemagne dont les intérêts en Haïti étaient alors assez importants. Ces « Marines » avaient pour mission “to bring about political stability in Haiti, to secure US control over Haiti with regard to US strategic interests in the Caribbean, and to integrate Haiti more effectively into the international capitalist economy” (Renda 2001). (d’apporter une stabilité politique en Haïti, de garantir le contrôle américain par rapport aux intérêts stratégiques des Etats-Unis dans les Caraïbes et d’intégrer Haïti plus efficacement dans l’économie capitaliste internationale.) [ma traduction]. Quand ils quittèrent le pays en 1934, ils avaient réussi deux choses extrêmement importantes même si ce n’était pas prévu dans leur mission : l’écrasement de la rébellion paysanne haïtienne (les Cacos) et la création de mécanismes devant mener à un contrôle gouvernemental fortement centralisé depuis Port-au-Prince. (Renda 2001: 36). Renda conclut que “In doing so, U.S. Americans helped to lay the groundwork for two Duvalier dictatorships and a series of post-Duvalier military regimes.” (En faisant cela, les Américains jetèrent les bases qui allaient mettre sur pied les deux dictatures des Duvalier et une série de régimes militaires post-Duvalier.) [ma traduction]. Quand ils laissèrent Haïti, les Américains avaient contribué à bâtir une armée haïtienne semi-professionnelle, la Garde d’Haïti (qui allait jouer un rôle super important dans toutes les affaires d’Haïti), la création d’écoles professionnelles, et l’établissement de Port-au-Prince comme le centre du pouvoir politique en Haïti (Smith 2009 : 13). Cependant, nous dit Smith, “The elites continued to dominate the financial sector, and by virtue of this power were able to indirectly control the government. After 1934, the United States became Haiti’s leading trading partner, importing more than half of its annual coffee yield and carefully maintained influence of Haitian finance.” (Smith 2009: 13). (Les élites continuèrent à dominer le secteur financier, et grâce à ce pouvoir, elles furent en mesure d’exercer un contrôle indirect sur le gouvernement. Après 1934, les Etats-Unis devinrent le principal partenaire commercial d’Haïti, important plus de la moitié de sa production annuelle de café et maintinrent soigneusement leur influence sur les finances haïtiennes.) [ma traduction].
La période comprise entre 1934 (fin de l’occupation américaine) et 1957 (élection de François Duvalier) a été étudiée en détail par l’historien jamaïcain Matthew J. Smith (2009). Selon ce dernier, cette période, venant directement après l’Occupation américaine, s’est révélée fertile en conflits idéologiques hérités de la fin du dix-neuvième siècle (idéologie de couleur, luttes pour le pouvoir politique au sein d’une élite divisée sur des questions de classe et de couleur) mais aussi en nouveaux défis en termes de changement politique (introduction des idées marxistes et création du premier parti communiste haïtien (PCH) par l’écrivain et intellectuel haïtien, Jacques Roumain au cours de l’été 1934).
François Duvalier fut élu président d’Haïti en septembre 1957. Il se déclara président à vie en 1964 et, après sa mort survenue en 1971, son fils Jean-Claude âgé alors de dix-neuf ans lui succéda en tant que président à vie. L’histoire a retenu les noms de ces deux régimes comme les plus meurtriers et les plus tyranniques que la Caraïbe ait jamais connus.
Le Duvaliérisme, un Fascisme tropical ?
Comment peut-on conceptualiser les deux régimes Duvalier (1957-1986) ? Beaucoup de chercheurs se sont attaché à un tel travail. Selon Gérard Pierre-Charles (1973), le régime des Duvalier serait une « version créole du fascisme dans une nation sous-développée et coloniale » pg.43 ; pour M-R. Trouillot (1990), François Duvalier a introduit une « solution totalitaire » (The Totalitarian Solution). L’idée principale généralement admise sauf chez Nicholls (1988) est que le régime des Duvalier serait une sorte de Fascisme caribéen. Il nous faut donc partir d’une explication du Fascisme.
On définit le Fascisme comme un système de gouvernement ou une idéologie politique initié par Benito Mussolini en Italie au début des années 1920. Il a inspiré d’autres systèmes de gouvernement en Europe à partir des années 1930. Les plus connus sont le Nazisme d’Hitler en Allemagne, et la Phalange de Franco en Espagne. Sur le plan idéologique, la doctrine fasciste est foncièrement une idéologie de Droite qui a évolué à l’extrême, et Benito Mussolini (1935 : 26) l’a clairement soutenu : « We are free to believe that this is the century of authority, a century tending to the ‘right’, a fascist century. » Nous sommes libres de croire que ce siècle est le siècle de l’autorité, un siècle qui se dirige vers la ‘droite’, un siècle fasciste.) [ma traduction]. Historiquement, le Fascisme a été le produit d’une profonde crise économique et sociale qui émergea en Europe après la Première Guerre Mondiale. Selon Lord Alan Bullock (1988 : 308-309), tous les régimes fascistes partagent ces traits fondamentaux :
Ils sont tous exagérément NATIONALISTES, violemment ANTI-COMMUNISTES et ANTI-MARXISTES, tous, ils haïssent le LIBERALISME, la DEMOCRATIE, et les régimes parlementaires qu’ils cherchent à remplacer par un nouvel état autoritaire dans lequel il n’y aurait qu’un parti unique, le leur, qui aurait le monopole du pouvoir et serait dirigé par un chef suprême possédant des qualités charismatiques et des pouvoirs dictatoriaux… Tous partagent un culte de la violence et de l’action, exaltent la guerre, et avec leurs uniformes, leurs rangs, leurs saluts et leurs rallies, donnèrent à leurs partis un caractère paramilitaire. [ma traduction du texte anglais].
En plus de ces fondamentaux du Fascisme élaborés par Bullock (1988), d’autres auteurs en ont mentionné d’autres caractéristiques, en particulier : Supremacy of the Military. « Even when there are widespread domestic problems, the military is given a disproportionate amount of government funding, and the domestic agenda is neglected. Soldiers and military service are glamorized. » (Suprématie des militaires: Même quand il existe de graves problèmes domestiques, les militaires reçoivent un montant disproportionné des fonds du gouvernement, et le programme domestique est négligé. Les soldats et le service militaire acquièrent une séduction sophistiquée.) [ma traduction]. Labor Power is suppressed. “Because the organizing power of labor is the only real threat to a fascist government, labor unions are either eliminated entirely, or are severely suppressed.” (Le pouvoir des syndicats est supprimé. Parce que le pouvoir d’organisation des syndicats est la seule réelle menace à laquelle peut faire face un gouvernement fasciste, les syndicats sont soit complètement éliminés, ou sévèrement supprimés.) [ma traduction]. Cf. http://www.rense.com/general37/char.htm
Le Nationalisme duvaliérien
Tous ces traits décrivent efficacement les deux régimes des Duvalier. Prenons tout d’abord le nationalisme : A cause des conditions dans lesquelles Haïti a conquis son indépendance, le nationalisme est devenu une constante de la vie haïtienne. Qu’il soit simple citoyen ou qu’il fasse partie des classes dominantes, l’Haïtien ne rate jamais l’occasion de célébrer sa fierté haïtienne d’appartenir à la première nation issue d’esclaves noirs vainqueurs de la plus grande puissance militaire de l’époque, la France. La rengaine d’ « Haïti chérie » a toujours été sur toutes les lèvres. Peut-être plus que tous les précédents régimes, celui de Duvalier a fait un usage constant de devises patriotiques, de slogans, de symboles, de chansons (Vouloir détruire Duvalier, c’est vouloir détruire Haïti ; Duvalier vivra mille ans…) Dans la ligne droite du fascisme italien et du fascisme allemand, François Duvalier a élaboré toute une mystique autour du drapeau haïtien uniquement pour impressionner et mystifier les foules. Mais le nationalisme du gouvernement fasciste des Duvalier ne reposait que sur une rhétorique creuse, bonne à jeter de la poudre aux yeux. Ces deux régimes ont clairement révélé au monde au cours de leurs vingt-neuf années d’existence leur incompétence notoire à proposer et appliquer une vision politique, économique, éducative et culturelle pour Haïti et sont passés maitres dans une répression violente, l’exil et le meurtre de milliers d’Haïtiens.
L’anticommunisme duvaliérien
Un autre trait fondamental du Fascisme duvaliérien est son caractère violemment anti-communiste et antimarxiste. La première fois que le communisme fit son entrée officielle sur la scène politique haïtienne, ce fut durant l’été 1934 quand l’écrivain et intellectuel haïtien Jacques Roumain forma le premier Parti communiste haïtien (PCH), aidé dans cette tâche par un petit groupe de jeunes intellectuels et universitaires tels Etienne Charlier, Anthony Lespès, Phito Marcelin, Saint-Juste Marcelin, Saturnin François, Marcellus Sajous, Georges Petit, et Dorléans Juste Constant, un jeune pasteur originaire d’Arcahaie. (Smith 2009). François Duvalier avait flirté avec les idées marxistes durant sa jeunesse et s’en était servi pour mystifier certains groupes sociaux. Mais, il n’a jamais été marxiste malgré quelques titres qui peuvent faire illusion, comme Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, mais qui sont d’une pauvreté argumentative vraiment navrante. Le communisme a joué un rôle d’épouvantail sous la présidence des Duvalier. Dénoncer quelqu’un comme communiste sous le régime des Duvalier était en pratique le condamner à mort et des centaines d’Haïtiens ont péri de cette façon. L’anticommunisme fondamental qui prévalait alors aux Etats-Unis (c’était l’époque de la guerre froide) joua un rôle décisif dans la chasse aux militants communistes sous Duvalier. Smith (2009) écrit ceci: « A staggering number of militants from the fifties and early sixties were murdered on Duvalier’s orders. For a compelling examination of the severity of the terror and its effect on progressive leaders in Haiti, see Pierre-Charles, Haiti: jamais, jamais plus. “pg.242. (Un nombre impressionnant de militants des années 1950 et 1960 ont été assassinés sous les ordres de Duvalier. Pour une analyse fascinante de la sévérité de la terreur et de ses conséquences sur les dirigeants progressistes en Haïti, voir Pierre-Charles : Haïti, jamais, jamais plus.) [ma traduction]. En fait, l’anticommunisme de Duvalier n’était qu’un prétexte pour soutirer de l’argent à l’état américain, comme le démontre ce qui se passa en février 1962 quand les Etats-Unis ont dû payer la somme de 5.000.000 $ au gouvernement haïtien pour obtenir son vote lors de l’exclusion de Cuba de l’OEA. (Pierre Etienne 2007).
L’antiparlementarisme duvaliérien
Un autre trait fondamental du Fascisme duvaliérien réside dans sa haine de la démocratie et du régime parlementaire. Ceci est encore un autre trait distinctif qu’il partage avec les régimes fascistes bien connus d’Hitler et de Mussolini. Seul comptait pour Duvalier le pouvoir personnel qu’il exerçait sur le pays et ses institutions. Après que « son » Parlement vota la Constitution de 1964 qui le proclamait président à vie, Duvalier déclara fièrement : Après ce référendum, il n’y aura plus jamais d’élection sur la terre d’Haïti pour désigner un nouveau chef de l’Etat […] Je serai seigneur et maitre […] J’ai toujours parlé avec l’énergie farouche qui me caractérise, avec toute la sauvagerie qui est mienne […]. » Avec ce pouvoir personnel sans limites, Duvalier était à la fois le régime, l’Etat, la Nation et Haïti. » (Pierre Etienne 2007).
Dans les régimes militaires fascistes classiques d’Italie et d’Allemagne, les militaires étaient « glamourisés » et recevaient un montant disproportionné des fonds du gouvernement. Dans le cas de l’Haïti de Duvalier, à cause du rôle traditionnel joué par l’armée dans la politique haïtienne (coups d’état, politique de doublure…), Duvalier s’est méfié tout de même de l’armée et lui a opposé une force paramilitaire : les milices privées des « Volontaires de la Sécurité Nationale » appelés aussi les « Tonton Makout ». C’était des tueurs sans foi ni loi recrutés parmi les éléments les plus incontrôlables de la société haïtienne qui n’ont jamais eu accès aux signes extérieurs de richesse (voiture, maison, vêtements de luxe…) et de pouvoir (armes à feu, domestiques…). Selon Pierre Etienne 2007 : 230, « pour faire du corps des VSN un instrument entièrement dévoué à sa cause, Duvalier sélectionna ses membres sur la base de leur origine et de leur condition sociale. Il s’agissait en général d’individus de la ‘ haute et bonne société, et nourrissant, comme Duvalier lui-même, des griefs contre les élites mulâtre et noire. On comptait évidemment dans leurs rangs des repris de justice, des voyous, des laissés-pour-compte, considérés, dans une société haïtienne fortement imprégnée par la morale religieuse, comme des gens de mauvaises mœurs. » Pendant de longues années, ils imposèrent une terreur sans nom sur la majorité des classes sociales haïtiennes. Au début de son régime, Duvalier avait mis en place sa propre force de répression privée connue sous le nom de « cagoulards » qui agissaient sous le contrôle de Clément Barbot, son chef de service de renseignements (Nicholls 1998).
Toutes ces caractéristiques définitoires du Fascisme contribuent à placer le régime de François Duvalier (et dans une moindre mesure, celui de son fils Jean-Claude) dans la catégorie du système politique connu sous le nom de Fascisme. En fait, c’est ce à quoi tendent beaucoup de chercheurs qui ont étudié le régime de François Duvalier, sauf David Nicholls (1988) et Sauveur Pierre Etienne (2009). Pour David Nicholls, « it is misleading to refer to Duvalier’s regime as ‘fascist’…. (il est trompeur de se référer au régime de Duvalier comme un régime ‘fasciste’…) [ma traduction]. Ses arguments sont basés surtout sur l’histoire et les racines économiques du Fascisme, tel qu’il est apparu en Europe au début des années 1920. « Fascism emerged in Europe at a particular stage in the development of capitalism, when a revolutionary working class had become an effective challenge to the hegemony of the bourgeoisie. » (Le Fascisme émergea en Europe à une phase particulière du développement du capitalisme, quand une classe ouvrière révolutionnaire défia efficacement l’hégémonie de la bourgeoisie.) [ma traduction]….Nicholls continue ainsi: « The situation in Haiti in the 1950s was quite different from this. The small urban working class was led by the anti-communist Daniel Fignolé and constituted no real threat to the established economic system. Duvalier’s government certainly used terror, but this was nothing new in Haiti, all previous governments had used it.” (La situation en Haïti dans les années 1950 était tout à fait différente. La petite classe ouvrière urbaine était dirigée par l’anti-communiste Daniel Fignolé et ne constituait pas une réelle menace au système économique établi. Le gouvernement de Duvalier utilisait certainement la terreur, mais cela ne constituait rien de nouveau en Haïti. Tous les gouvernements précédents l’avaient utilisée.) [ma traduction].
Sauveur Pierre Etienne, reprenant la typologie des régimes autoritaires décrite par Lintz (1996), caractérise le régime de Duvalier comme l’expression d’un état néosultaniste. Pour lui, un régime sultaniste est un type de régime traditionnel relevant de la non-démocratie qui repose sur le pouvoir personnel du souverain qui tient attachés ses collaborateurs par une relation faite de peur et de récompenses. Ce sont des régimes où les décisions arbitraires du souverain ne sont pas limitées par des normes, ni n’ont à se justifier sur une base idéologique. (Pierre Etienne 2009). Toujours selon Pierre Etienne 2009, « la répression, la corruption et l’instrumentalisation du vodou constituaient les trois piliers de l’Etat néosultaniste duvaliérien. »
Classes sociales en Haïti
Il est important d’identifier clairement la nature du régime de Duvalier car il a marqué profondément la politique haïtienne et continue encore à la marquer. Après 1986, tous les régimes qui ont succédé au régime de Duvalier se sont inspirés de lui d’une manière ou d’une autre. Même quand il a semblé qu’Haïti était dirigé par un régime de gauche (cf. Aristide et le mouvement Lavalas), il y avait des traits du fascisme de Duvalier qui resurgissaient. Le régime de Duvalier, du moins à mon avis, a été la première grande expression du Fascisme dans la société haïtienne tel qu’on l’a connu dans les sociétés où il a pris naissance. Cependant, il a pris des colorations « tropicales » qui ont leur source dans l’histoire culturelle haïtienne et la personnalité de son initiateur. Le Fascisme est la doctrine idéologique de l’extrême-droite. Les militaires représentent son bras armé, les exécutants de la répression dont font usage la droite et l’extrême-droite. Au début de son régime, Duvalier s’est servi des militaires pour réprimer et massacrer étudiants, syndicalistes et manifestants. Mais, plus tard, quand il a constitué sa propre force de répression, les « Tonton makout », ce sont ces derniers qui ont exécuté ses ordres.
Pour bien comprendre et identifier l’extrême-droite en Haïti, il convient d’avoir clairement à l’esprit la répartition des classes au sein de la société haïtienne. Rappelons tout d’abord que si Marx a véritablement révolutionné l’étude des classes sociales en en proposant une analyse rigoureuse et systématique, il n’est pas le seul à avoir étudié cette catégorie fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines. Max Weber, Ralf Dahrendorf, Robert Nisbet, pour ne citer que ceux-là, sont quelques chercheurs clé qui ont défini et expliqué cette notion. D’une manière générale, les sociologues utilisent le concept de « classe sociale » pour « désigner les groupes sociaux ayant une position économique, un statut social et des intérêts identiques » (Dortier 2008). En ce qui concerne Haïti, la notion de « classe ouvrière » qui était si fondamentale chez Marx, se révèle assez problématique. Selon Fatton 2002: 34, “in a poor and nonindustrialized country like Haiti, the working class is virtually nonexistent. Representing only 9 percent of the labor force, the working class numbers fewer than 200.000 people out of a total population of over 7 million inhabitants” (dans un pays pauvre et non-industrialisé comme Haiti, la classe ouvrière est virtuellement non-existante. Représentant seulement 9 pourcent de la force de travail, la classe ouvrière compte moins de 200,000 personnes sur une population totale de plus de 7 millions d’habitants.) [ma traduction]. Cette mince et fragile « classe ouvrière » n’a pratiquement aucun impact sur le reste de la société.
La classe dominante, selon Fatton 2003 : 36, « is composed of a ruling class proper – a class that controls the state apparatus to enrich itself through prebendary gains – and a ‘possessing’ class that accumulates wealth mainly through comprador activities….In Haiti, mulattoes and “Arabs” two groups whose racial heritage and complexion make them unlikely political rulers have dominated this class. » (est composée de la classe dominante proprement dite – une classe qui contrôle l’appareil d’état afin de s’enrichir par des prébendes – et une classe ‘possédante’ qui accumule les richesses principalement par le truchement d’activités comprador…En Haïti, les mulâtres et les « Arabes », deux groupes dont l’héritage racial et la couleur de peau rendent improbable leur aptitude à devenir des chefs politiques ont dominé cette classe.) [ma traduction]. Etzer Charles (1994) définit ainsi cette classe possédante : « C’est en grande partie une bourgeoisie d’origine étrangère issue d’horizons différents, en particulier des USA, d’Italie, du Liban, de Syrie, etc. Nombre de bourgeois actuels – presque tous d’ailleurs – ont débarqué dans le pays sans fortune et sont parvenus à accumuler leurs capitaux et constituer du même coup une classe dominante, grâce à leur dynamisme. »
La Classe moyenne dans la société haïtienne
Marx n’a pas accordé une place particulière à la classe moyenne dans son analyse des sociétés occidentales. Pour lui, cette classe n’avait pas de rôle historique indépendant contrairement à la bourgeoisie et au prolétariat. Nous savons aujourd’hui que cela ne correspond plus à la réalité de l’époque contemporaine car les classes moyennes sont devenues le pivot du fonctionnement des groupes sociaux actuels dans la majorité des sociétés occidentales avancées. C’est devenu un cliché de dire que Duvalier a détruit la classe moyenne dans la société haïtienne en forçant ses membres les plus remarquables à prendre le chemin de l’exil ou en les faisant assassiner ou en détruisant un certain style de vie particulier à cette catégorie sociale. Cette classe moyenne a commencé à se constituer vers la fin des années 1940 sous le régime de Dumarsais Estimé. Elle est généralement présentée comme composée de Noirs, les Américains ayant jugé préférable de s’appuyer uniquement sur l’élite mulâtre pour gouverner le pays pendant les 19 ans d’occupation (Pierre Etienne 2007 : 211). Pourtant, c’est sur cette classe moyenne de Noirs que François Duvalier s’est appuyé pour se faire élire au pouvoir en 1957. Il y resta longtemps grâce à la force de sa rhétorique populiste, de sa manipulation de la question de couleur, de son acceptation par les masses populaires et paysannes et de son exploitation de la Guerre Froide sur le plan international.
Comment identifier l’extrême-droite haïtienne ? Quels sont les groupes qui la constituent ? D’abord, et par-dessus tout, le noyau de l’extrême-droite haïtienne est formé d’une part, par cette classe dominante qui contrôle l’appareil d’état dans l’unique but de s’enrichir par des prébendes ; d’autre part, l’extrême-droite haïtienne est formée par ce que Robert Fatton, politologue à l’université de Virginie, appelle la « possessing class » (la classe possédante) et qu’il décrit comme « a class that has accumulated wealth through private ventures and independently of direct state predations. » (une classe qui s’est enrichie grâce à des entreprises privées et indépendamment des pillages directs des richesses de l’état) [ma traduction].
Ces deux catégories possèdent leur bras armé qui est constitué par les militaires haïtiens. Ils ont fait une entrée fracassante sur la scène politique haïtienne en septembre 1991 avec le coup d’état du général Cédras et du colonel Michel François. Généralement, les militaires travaillent en collaboration avec des services de renseignement étrangers. Selon Fatton 2002: 93, “Raoul Cédras, Philippe Biamby, and many other key figures in the coup of 1991 were, after all, on the CIA payroll.” (Raoul Cédras, Philippe Biamby, et beaucoup d’autres figures clés du coup de 1991 étaient, après tout, sur la feuille de paie de la CIA) [ma traduction].
On ne trouve pas que des éléments appartenant aux sphères du pouvoir économique et militaire dans l’extrême-droite haïtienne. Depuis l’entrée officielle des milices privées de Duvalier (les Tonton makout) dans les décisions politiques, les classes dominantes se sont servies d’éléments civils appartenant aux catégories sociales défavorisées pour renforcer et asseoir leur pouvoir. Entre 1991 et 1994, la « CIA was involved in the creation of the violent paramilitary organization Front for the Advancement and Progress of Haiti (FRAPH) which was supposed to constitute a political force counterbalancing the Aristide movement. » (la CIA s’est impliquée dans la création de la violente organisation paramilitaire dénommée Front pour l’Avancement et le progrès d’Haïti (FRAPH), qui était censée constituer une force politique pour contrebalancer le mouvement d’Aristide) [ma traduction]. On parle beaucoup ces jours-ci de l’élaboration par les stratèges du président Martelly d’une force paramilitaire avec son slogan (Tèt kale), le surnom du président lui-même, et de son emblème, la couleur rose. Ces éléments auraient beaucoup de points communs avec les fameux Tonton makout de François Duvalier.
En quoi et pourquoi est-il important d’identifier l’extrême-droite haïtienne ? On peut avancer trois types de réponses : d’abord, il faut savoir de quoi l’on parle. Nous avons souligné au début de cet essai que la Droite, comme les autres catégories politiques, se rattache à des valeurs et à des comportements : dans ce cas-ci, des valeurs d’autorité, de tradition, de conservatisme politique, de nationalisme fort. Les catégories politiques de Droite, de Gauche, de Centre, existent partout. Il s’agit de les chercher. L’extrême-droite représente les attitudes et les comportements des partisans de cette doctrine poussée jusqu’à ses limites. C’est d’abord ça, l’extrême-droite haïtienne et ce n’est pas par hasard qu’elle dégage tant de violence.
Ensuite, il est important d’identifier l’extrême-droite haïtienne pour comprendre l’histoire récente de la politique haïtienne. C’est une histoire au cours de laquelle se sont manifestées au sein de la société haïtienne les formes les plus extrêmes de l’autoritarisme, de l’exclusion sociale, de l’injustice et de la violence d’état. Beaucoup d’Haïtiens se plaignent avec raison de la présence dans le pays des forces de la MINUSTHA qui sont venues prétendument stabiliser politiquement et militairement la société haïtienne déchirée et au bord de l’implosion après le second coup d’état contre le président Aristide en février 2004. S’il est vrai que des abus de toutes sortes ont été commis par les forces de la MINUSTHA (viols, meurtres, introduction du choléra…), il est aussi important de dire que, n’était-ce la présence des forces de la MINUSTHA, les forces de l’extrême-droite haïtienne auraient certainement pris le pouvoir depuis longtemps en Haïti.
Finalement, il est important d’identifier l’extrême-droite haïtienne afin de situer Haïti politiquement dans la Caraïbe et dans l’Amérique latine. Dans un article en date du 19 août 2011, intitulé Martelly met Haïti au cœur d’un conflit idéologique continental, l’hebdomadaire Haïti en Marche soutient la thèse que « Michel Martelly a reçu une mission…faire qu’Haïti devienne un maillon important, une pointe avancée, pour la reconquête du continent sud-américain par la droite. » Selon Haïti en Marche, dans une Amérique latine dominée par la gauche (Brésil, Argentine, Uruguay, Pérou, Venezuela, Bolivie) dont les présidents ont été tous élus démocratiquement, le régime de Martelly devrait donner l’image d’un « régime de droite populiste, modernisatrice et avec des aspirations sociales ». Jusqu’où iront la droite et l’extrême-droite haïtienne ?
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com