Dans la première partie de cette série, après avoir rappelé les origines des étiquettes politiques droite, gauche, centre, et montré qu’elles correspondent à des valeurs et des idées universelles, j’ai émis l’hypothèse qu’il devrait y avoir aussi une extrême droite haïtienne. Mais, il ne semble pas qu’il existe un corps d’idées qui constituent une doctrine claire de l’idéologie de l’extrême droite haïtienne, comme on en trouve dans les partis politiques ou chez certains idéologues dans la majeure partie des pays occidentaux. A quoi attribuer ce déficit doctrinal ? Pourquoi ne trouve-t-on pas, dans la littérature politique haïtienne des textes officiels écrits par des doctrinaires qui situent la droite et surtout l’extrême droite haïtienne ?
Dans cette deuxième partie, en réaction aux interventions de nombreux lecteurs qui ont réagi plutôt « bizarrement » (ce que je n’avais pas prévu) à mes explications sur ces étiquettes politiques, je tacherai d’abord de préciser mes points de vue, puis j’examinerai un moment célèbre dans l’histoire de la pensée politique haïtienne du dix-neuvième siècle, l’affrontement de deux grands partis politiques haïtiens, le Parti Libéral et le Parti National, qui aurait peut-être permis l’émergence de textes définissant une droite et, peut-être une extrême droite haïtienne.
Les explications que j’ai avancées dans l’introduction de ma première partie se rattachaient plutôt à une mise au point d’ordre philosophique. Il s’agissait pour moi de montrer que derrière les étiquettes de droite, gauche, et centre, résidaient des idées et des valeurs universelles qui se rencontrent et se discutent dans toutes les sociétés. J’avais cité des valeurs de progrès, de tradition, d’égalité, d’autorité, de justice, etc. C’est en ces termes que j’avais tenté de structurer le problème de la recherche de l’extrême-droite haïtienne. Je pensais – et je pense encore – que ce qu’on appelle l’extrême-droite haïtienne a du se positionner par rapport à ces valeurs et à ces idées et que nous devrions savoir ce qu’il en est, dans la mesure où ces valeurs et ces idées émergent dans toutes les sociétés humaines.
Je me rends compte aujourd’hui, d’après les réactions qui se sont exprimées sur les forums, que la grande majorité des lecteurs attendait un point de vue politique et pas forcément philosophique et c’est dans ce sens que je m’exprimerai dans cette introduction. Il faut d’abord savoir que la base idéologique de ce qu’on appelle la droite, la gauche et le centre est fermement ancrée dans une réflexion philosophique. Par exemple, ce qu’on désigne sous le nom de gauche (que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou en Haïti) se réfère à des idéaux de progrès, opposé à la tradition, d’égalité, opposé à la plus criante inégalité ou d’inclusion sociale, opposé à l’exclusion sociale, de redistribution des richesses dans la société, opposée à la concentration des privilèges et des revenus, donc des idéaux que les partis politiques épousent et développent dans leurs campagnes. Un individu ou un parti politique étiqueté sous la dénomination de « gauche » est perçu ou agit comme un « progressiste » (ce que les Anglo-Saxons appellent « liberal », lequel terme, en ajoutant un accent aigu sur le ‘e’ ne désigne pas exactement la même chose dans la philosophique politique française). Cependant, chaque société arrive à adapter sa propre version de ces étiquettes politiques à sa culture politique ou à son histoire politique. Par exemple, dans un pays tel que les Etats-Unis, le libéralisme américain (grosso modo symbolisé par le Parti Démocrate) tel qu’il s’est exprimé dans de grands projets sociaux et économiques comme le fameux New Deal ou la Great Society dans les années 1950 et 1960, a essayé de se servir de l’appareil étatique pour réduire les inégalités économiques, éliminer la pauvreté et protéger les droits des minorités ethniques, de genre, etc… Ce qui était contraire à la vision politique et philosophique dominante au sein des principales institutions américaines où l’état était censé rester loin des interventions sociales ou économiques et laisser agir l’économie de marché.
Un intervenant a même écrit qu’il n’existe pas d’idéologie de droite ni de gauche en Haïti et qu’il existe seulement « ceux qui possèdent » et « ceux qui ne possèdent pas ». (The « Haves » and the « Have-Nots », dans sa terminologie). Malheureusement, la question est loin d’être aussi simple et, dans toutes les sociétés du monde, elle est considérablement plus compliquée. Au-delà du fossé immense qui sépare en Haïti ceux qui possèdent tout et ceux qui ne possèdent rien, il existe bel et bien un corps d’idées (une idéologie) qui différencie les gens. Car, derrière les notions de « droite » et de « gauche », il y a des valeurs, des attitudes, des comportements, des façons de réagir aux problèmes de la société. Le terme « droite » par exemple, renvoie à une soi-disant rigueur morale, un nationalisme fort, un conservatisme (les réactionnaires), c’est-à-dire la tendance à refuser le changement dans les questions sociales, politiques, éducatives…Les tenants de la « droite » ont leur propre conception de l’ordre social qui est fondamentalement basé sur l’autoritarisme dont l’essence est de réduire ou réprimer violemment toute revendication même légitime des classes défavorisées. Dans la majeure partie des pays industrialisés avancés (Etats-Unis, France, Allemagne, Pays-Bas, les pays scandinaves récemment), l’extrême-droite est constituée par une frange chargée de haine qui fait la chasse aux immigrants et aux minorités raciales, ethniques, religieuses, homosexuelles…
Parallèlement à ces caractéristiques de la droite, il se dégage sur le plan économique et financier une monopolisation des richesses au profit des classes dominantes qui ne laissent aux classes dominées, dans le meilleur des cas, que les miettes de l’abondance des biens et d’argent disponibles dans la société. Pour peu que l’on se tienne au courant des infos quand on vit aux Etats-Unis par exemple, on sait combien le fossé financier et les profondes inégalités de revenus au cours des récentes décennies sont en train de se creuser à une vitesse vertigineuse. Selon NPR, « In the 1970’s corporate chief executives earned 30 times as much as the average worker. Ten years ago, CEO compensation was 116 times the average. CEO’s now earn close to 300 times as much as the average worker. » (Dans les années 1970, les présidents des grandes corporations gagnaient 30 fois plus que l’ouvrier moyen. Il y a dix ans, le salaire d’un PDG était de 116 fois la moyenne de celui d’un ouvrier moyen. Aujourd’hui, un PDG gagne près de 300 fois plus qu’un ouvrier moyen) [ma traduction]. En ce qui concerne Haïti, je ne suis pas au courant de ce type de recherches (mais nul doute que le fossé est encore plus abyssal), mais dans le contexte des conflits idéologiques, je renvoie à l’historien jamaïcain Matthew J. Smith (2009) dont le livre explique sur la base de recherches approfondies les luttes idéologiques déterminantes qui ont défrayé la scène politique haïtienne entre la fin de l’occupation américaine (1934) et l’élection au pouvoir de François Duvalier (1957).
Mon objectif dans cette série est de découvrir ce qui constitue l’assise théorique, philosophique et politique, de l’extrême-droite haïtienne, si elle existe. Dans le cas où elle n’existe pas, il faudrait savoir pourquoi. En mars 1987, un an après la chute du dictateur Duvalier, il y avait plus d’une soixantaine de nouveaux partis politiques qui s’étaient constitués suite à la renaissance des partis politiques qui avaient été déclarés hors la loi durant les six premières années de la dictature de François Duvalier. A la veille des dernières élections présidentielle et législative, on comptait au moins une bonne trentaine de partis politiques en Haïti. Comment l’extrême-droite haïtienne s’est-elle positionnée historiquement sur l’échelle des partis ?
A la chute du président Geffrard en 1867, la polarisation des élites noires et mulâtres se fit plus pressante et on assista à l’émergence de deux grands partis politiques, le Parti Libéral et le Parti National. Durant les années 1870 et 1880, ces deux partis se livrèrent une lutte acharnée pour la suprématie politique, intellectuelle et militaire. (Nicholls 1988). Le Parti National prétendait défendre les intérêts des masses noires et avait élaboré une idéologie fondée sur cette petite phrase : « Le plus grand bien au plus grand nombre ». Les idéologues du Parti National étaient : Louis-Joseph Janvier, Alcius Charmant…qui élaborèrent une idéologie noiriste laquelle allait inspirer les tenants du noirisme des années 1930-1940. Face au Parti National se dressait le Parti Libéral qui, contrairement aux idéologues du noirisme, se garda bien de faire des références publiques et explicites dans leurs textes officiels sur la question épidermique. Les idéologues du Parti Libéral contestèrent l’existence du préjugé de couleur dans leurs rangs et répondirent au slogan du Parti National « Le plus grand bien au plus grand nombre » par leur propre slogan « Le Pouvoir aux plus capables ». Leurs principaux idéologues étaient Boyer Bazelais, Emmanuel Edouard, Anténor Firmin et Edmond Paul. De plus, deux de leurs plus cohérents théoriciens politiques, Anténor Firmin et Edmond Paul, avaient la peau noire. (Trouillot 1990, Nicholls 1988). Le slogan du Parti National « Le plus grand bien au plus grand nombre » se référait directement à sa prétendue légitimité puisque la majorité de la population d’Haïti était de couleur noire et possédait de ce fait, dans l’optique des dirigeants du Parti National, « a natural right to rule Haiti by virtue of their origins — because the blacks came from Africa and the whites from Europe. » (Trouillot 1990). (Un droit naturel pour diriger Haïti en vertu de leurs origines—car les Noirs venaient d’Afrique et les Blancs d’Europe) [Ma traduction]. Le slogan du Parti Libéral : « Le pouvoir aux plus capables » faisait référence à une prétendue supériorité intellectuelle de leurs membres bien qu’on ne sache pas exactement à quelles compétences ce slogan se référait puisque beaucoup d’entre eux n’étaient pas allés au-delà du bac.
Quel a été l’impact de la politique de la couleur dans la société haïtienne telle qu’elle s’est manifestée à travers l’affrontement entre le Parti Libéral et le Parti National ? Voici ce que dit Nicholls 1988 dans son livre de référence que je ne cesse de citer bien qu’il soit quelque peu controversé : Although economic divisions had to some extent complicated the situation in the country by cutting across colour distinctions, it would , he[Emmanuel Edouard] stated, be a great mistake to think that colour was no longer important. The division between the Liberal and the National Parties in his [Emmanuel Edouard] own day was fundamentally a question of colour. Edouard continue:
Every Haitian knows that in Haiti the words ‘Liberal Party’ signify ‘Mulatto Party’, party which desires the preponderance of mulattoes in the government of the country…Everyone knows that the words ‘National Party’ mean ‘black party’ , party which desires … the preponderance of blacks, the immense majority of Haitians, in the conduct of public affairs. (Nicholls 1988, pg.112).
(Bien que les divisions économiques aient dans une certaine mesure compliqué la situation dans le pays en touchant les distinctions de couleur, il serait, d’après Emmanuel Edouard, une grosse erreur de croire que la couleur n’était plus importante. La division entre les Partis Libéral et National à l’époque d’Emmanuel Edouard a été fondamentalement une question de couleur. Edouard continue :
Chaque Haïtien sait qu’en Haïti les mots ‘Parti Libéral’ signifient ‘Parti Mulâtre, le parti qui désire la prépondérance des mulâtres dans le gouvernement du pays. Chacun sait que les mots ‘Parti National’ veulent dire ‘Parti noir’, le Parti qui désire …la prépondérance des Noirs, l’immense majorité des Haïtiens, dans la conduite des affaires publiques.) [ma traduction].
De toute façon, ce qui me concerne dans cette étude, ce n’est pas tant de réfléchir sur la question de couleur en Haïti qui est une question explosive, que de considérer ses implications et ses conséquences dans la culture politique haïtienne et dans l’identification d’une extrême-droite haïtienne. A l’époque de l’affrontement du Parti Libéral et du Parti National, la question de couleur atteignit une tension extrême et provoqua la chute des gouvernements de Salnave, de Salomon, d’Antoine Simon, mais elle généra en même temps des situations paradoxales. Par exemple, Frédéric Marcelin qui était un mulâtre, appartenait au Parti National et a été, avec Callisthènes Fouchard (un ancien membre du Parti Libéral) un grand défenseur du président Salomon, qu’on a appelé le « mangeur des Mulâtres » (Nicholls 1988 : 110). Anténor Firmin et Edmond Paul, deux Noirs, ont été les deux principaux théoriciens du Parti Libéral.
C’est peut-être à cause de l’intensité de la question de couleur dans les années 1867-1910 que les Libéraux et les Nationaux n’ont pas réussi à élaborer de véritable plateforme politique et asseoir leurs idées. En fait, il semblerait qu’on devrait comprendre la question de couleur dans la société haïtienne comme la persistance des luttes postcoloniales qui « ont opposé » tout de suite après la conquête de l’indépendance « et opposent encore les secteurs « noir » et « mulâtre » des classes dominantes » (Labelle 1978). Il est facile de lire cette problématique à travers toute l’histoire d’Haïti, spécialement depuis l’affrontement des Partis Libéral et National dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, jusqu’à l’explosion de 1946. Les divisions entre les deux secteurs des classes dominantes et une participation de plus en plus grande des masses à la vie politique du pays rendirent la situation excessivement difficile. La question de couleur devint considérablement pressante et constitua la toile de fond sur laquelle se déployèrent les excès démagogiques des politiciens. En plus, écrit Nicholls 1988, the situation was exacerbated by intervention in the internal politics of the country by the world powers. The existence of a large German colony in Haiti and the determination of the United States to gain strategic control of the Caribbean were among the principal destabilizing factors. (la situation fut exacerbée par l’intervention des puissances mondiales dans la politique interne du pays. L’existence d’une grande colonie de ressortissants allemands et la détermination des Etats-Unis de contrôler stratégiquement les Caraïbes ont compté parmi les principaux facteurs de déstabilisation). [ma traduction]. L’occupation américaine (1915-1934) inaugura une nouvelle donne politique dans le pays en établissant des liens plus étroits entre la classe politique haïtienne, les secteurs dominants du commerce haïtien et leurs équivalents américains. A la fin de l’occupation (1934), la lutte idéologique allait entrer dans une nouvelle phase et les contours des luttes politiques prendront une autre forme avec l’émergence d’un régime qui viendra cristalliser des tendances présentes dans la culture politique haïtienne depuis l’établissement de l’indépendance en 1804. Nous verrons tout cela en détail la prochaine fois.
(A suivre)
Troisième partie et fin, la semaine prochaine
Références citées :
Labelle, Micheline (1978): Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.
Nicholls, David (1988). From Dessalines to Duvalier. London: MacMillan Publishers Ltd.
Smith, Matthew (2009) Red and Black in Haïti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957. North Carolina: The University of North Carolina Press.
Trouillot, Michel-Rolph (1990) Haiti: State against Nation. The Origins and Legacy of Duvalierism. New York: Monthly Review Press.
Contacter Hugues St. Fort à: Hugo274@aol.com

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