Apparemment, selon certaines bonnes âmes, il existerait deux catégories de littérature produite par des écrivains originaires d’Haïti : une catégorie écrite par des auteurs vivant en Haïti, et une catégorie écrite par des auteurs vivant en dehors d’Haïti. Certaines personnes semblent penser que des écrivains tels que Yanick Lahens, Ketly Mars, les Trouillot (Evelyne et Lionel), ou Gary Victor par exemple, parce qu’ils écrivent d’Haïti où ils résident, seraient sans aucun doute des écrivains haïtiens, alors que d’autres, comme Marie-Célie Agnant, Louis-Philippe Dalembert, Edwidge Danticat, Joël Desrosiers, Dany Laferrière, Josaphat-Robert Large, Emile Ollivier, Stanley Péan, etc. devraient difficilement être considérés comme des écrivains haïtiens parce qu’ils vivent et écrivent en dehors d’Haïti. Constatons tout d’abord qu’il est trop facile d’opérer une telle simplification qui consiste uniquement à regrouper les écrivains d’après les lieux d’où ils écrivent, car, qu’ils écrivent de l’intérieur ou de l’émigration, les écrivains originaires d’Haïti révèlent une voix, un discours, une imagination solidement attachés à Haïti. Même lorsque la langue utilisée par ces écrivains qui vivent ou écrivent en-dehors d’Haïti n’est pas le français ou le créole qui sont traditionnellement les deux langues en usage chez les écrivains haïtiens, il est tout à fait exagéré d’affirmer que nous n’avons pas affaire à des écrivains haïtiens. L’exemple d’Edwidge Danticat est l’un des cas que je cite le plus souvent. Comment peut-on penser une seconde, si l’on a lu les textes de fiction de Danticat, que son œuvre littéraire, malgré qu’elle soit entièrement écrite en anglais et que son auteure réside aux Etats-Unis, doit être bannie de la littérature haïtienne ? Quand est-on écrivain haïtien ? Existe-t-il des critères sûrs par lesquels on peut affirmer que tel écrivain est haïtien ou pas ? Qui va établir ces critères ? Et sur quelles bases ?
La nature de l’écrivain haïtien, le public auquel sont destinés ses écrits, la fonction sociale de la littérature dans l’ensemble de la société haïtienne devraient constituer le cadre général servant à traiter ces questions. Malgré l’émergence récente de plusieurs nouveaux écrivains provenant de milieux sociaux différents (classes populaires et paysannes), la majorité des écrivains haïtiens a longtemps fait partie des catégories privilégiées de la société haïtienne. Le discours de ces écrivains visait d’abord leurs pairs et rarement les membres des classes populaires et paysannes. Introduire de telles remarques, c’est aussi questionner la fonction sociale de la littérature dans le corps social haïtien. Pourquoi écrit-on en Haïti ? Que peut la littérature dans un pays comme Haïti ?
En fait, cette question des marques identitaires de l’écrivain haïtien s’est toujours posée au sein des élites intellectuelles haïtiennes. On la trouve par exemple chez un poète haïtien très connu dans la littérature haïtienne, Etzer Vilaire, qui, vers la fin du dix-neuvième siècle, s’est élevé contre ceux qui manifestent « un désir irréfléchi d’improviser une littérature autonome » (cité dans Berrou/Pompilus 1975). Voici ce que Vilaire a écrit : « …L’on ne me fera pas croire que cette tentative d’une littérature populaire haïtienne qui serait le triomphe de la sottise – provient d’un égarement de l’orgueil national ; elle n’est autre chose qu’une inspiration, une misérable ressource de la paresse effrayée des difficultés qu’on trouve à s’approprier le génie d’une langue étrangère. » (cité dans Berrou/Pompilus 1975). Signalons toutefois que la critique de Vilaire insiste sur l’absence d’une littérature haïtienne parce qu’il n’existerait pas, selon lui, une véritable langue haïtienne, mais seulement « un langage bâtard qui n’est ni tout à fait le patois créole, ni surtout du français. » Il est évident que nous rejetons une telle position.
Il y a toujours eu chez les hommes de lettres haïtiens cette dichotomie séparant ceux qui se réclament d’une posture résolument « nationaliste » (couleur locale, pittoresque, chant de la terre d’origine…) de ceux qui défendent plutôt une ouverture à l’universel, un refus de se replier sur soi. Plus près de nous, on n’oubliera pas, vers la fin des années 1980, dans l’hebdo haïtien « Haïti-Observateur » le très intéressant débat entre l’homme de lettres Jean Prophète et le poète Joël DesRosiers sur ce même thème. Tandis que Prophète plaidait pour un attachement au réel haïtien, DesRosiers défendait le droit de l’écrivain « dans la solitude de l’acte d’écrire » à « sauter la clôture insulaire » et introduire dans son œuvre ses préoccupations les plus intimes. Dans un essai fondamental, Théories Caraïbes (1996), DesRosiers pose cette question tout à fait pertinente : « La littérature haïtienne est-elle un « lakou » totémique rassemblant les écrivains autour du patrimoine inviolable de l’identité ? » Plus loin, il cite Octavio Paz : « S’il est vrai qu’un auteur appartient à une terre et à un sang, son œuvre quant à elle ne peut être réduite à la nation, à la race, ou à la classe. »
Pour bien comprendre cette discussion séculaire, il faut se rappeler la fonction spéciale réservée à la littérature pendant longtemps en Haïti. Dans son livre, Littérature d’Haïti, Léon-François Hoffmann (1995) écrit ceci : « …Vu la réalité objective à laquelle le pays devait faire face, la littérature devait être placée sous le signe du patriotisme militant, et non pas se limiter à la seule fonction de délasser. C’est ainsi que l’entend, avec tant d’autres, le général Alibée Féry dans ses Essais littéraires, publiés en 1876 : « Il ne faut jamais écrire pour écrire : l’homme doit primer l’écrivain, et tout écrit doit être une action. » Pendant une bonne partie du dix-neuvième siècle, les écrivains haïtiens, pour la plupart, s’attachèrent à célébrer leur pays et l’expérience haïtienne en général comme la première République noire du monde qui ait pu conquérir son indépendance d’une puissance coloniale et esclavagiste. David Nicholls (1988) écrit dans son classique From Dessalines to Duvalier: « I shall argue that Haitian writers, mulatto and black, bourgeois and middle-class, conservative and Marxist, were practically unanimous in portraying Haiti as a symbol of African regeneration and of racial equality. » (Je montrerai que les écrivains, noirs et mulâtres, bourgeois et classes moyennes, conservateurs et Marxistes, ont été pratiquement unanimes à décrire Haïti comme un symbole de la régénération africaine et de l’égalité raciale.) [ma traduction].
Malheureusement, tout cela n’était qu’une tragique mystification. Selon Léon-François Hoffmann (1998), « Une fois les Français expulsés, la relève aux postes de commande fut prise par une nouvelle élite, composée d’anciens « libres de couleur », pour la plupart mulâtres, qui avaient quelquefois été éduqués en France ou qui avaient au moins reçu quelque instruction. Une minorité d’anciens esclaves noirs montés en grade pendant les luttes de l’indépendance se joignirent à eux. La préoccupation de cette classe dirigeante a toujours été d’accaparer la totalité du pouvoir et de s’en réserver toutes les prébendes. Elle a organisé la société de façon à rendre toute ascension sociale impossible à la masse des paysans et des travailleurs, sciemment et systématiquement maintenus dans l’analphabétisme, et aussi difficile que possible aux « classes moyennes » qui correspondent à la petite bourgeoisie européenne. »
Cette analyse de fond, quand on y ajoute l’isolement et le racisme à l’égard d’Haïti manifestés par la majorité des nations de l’époque, permet de comprendre la tumultueuse histoire d’Haïti depuis l’indépendance jusqu’au début des années 1960.
A partir du milieu des années 1960, le phénomène migratoire qui touchait jusque-là les classes paysannes haïtiennes et surtout les petits paysans pauvres attirés par la perspective d’aller travailler comme coupeurs de canne en République dominicaine ou à Cuba, s’installa pour de bon dans le corps social haïtien. Au-delà des causes économiques, c’était surtout l’implacable répression politique des Duvalier qui força un nombre important d’écrivains et d’intellectuels à quitter Haïti. Dans le monde littéraire, l’une des conséquences de ce départ forcé vers l’étranger a consisté en l’émergence d’une distinction superficielle entre « une littérature du dedans » face à « une littérature du dehors ». En réalité, comme l’a bien souligné l’excellent critique littéraire haïtien, le feu prêtre spiritain Max Dominique (1999) de regrettée mémoire, « [cette ligne de démarcation] obéit …aux injonctions d’un terrorisme ancien, celui du nationalisme culturel, qui enserre l’expression artistique dans les limites territoriales et thématiques d’un pays. » Le nationalisme culturel avait atteint son comble depuis tout le temps qu’il fonctionnait en Haïti. Désormais, la plupart des auteurs haïtiens allaient sans aucun état d’âme faire sauter frontières et barrières culturelles. Mais, cet éclatement allait venir surtout des écrivains considérés comme des écrivains du dehors. Qui étaient-ils ? Qu’est-ce qu’ils ont apporté de nouveau dans la littérature haïtienne ? D’où écrivaient-ils ? C’est ce que nous verrons la semaine prochaine dans la seconde partie de cette série.
(à suivre)
Références citées :
Frère Raphaël Berrou, Pradel Pompilus (1975) : Histoire de la Littérature haïtienne. Tome II. Port-au-Prince : Editions Caraïbes.
Joël Des Rosiers (1996) : Théories Caraïbes. Montréal : Triptyque.
Max Dominique (1999) : Esquisses critiques. Montréal : Editions du CIDIHCA.
Léon-François Hoffmann (1995) Littérature d’Haïti. Vanves : Edicef/ Aupelf.
______________________ (1998) Introduction. In Littératures francophones II Les Amériques. Haiti, Antilles-Guyane, Québec. Ed. Jack Corzani, Léon-François Hoffmann, Marie-Lyne Piccione, 9-11. Paris: Belin.
David Nicholls (1988). From Dessalines to Duvalier. London: Macmillan Publishers Ltd.
Contacter Hugues St. Fort à: Hugo274@aol.com

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