Il existe depuis au moins le début des années 1980 un nombre relativement important d’écrivains d’origine haïtienne considérés par certains comme des « écrivains du dehors » parce qu’ils résident et publient à l’étranger. Citons par exemple, Marie-Célie Agnant, Jean-Claude Charles (décédé en 2009), Louis-Philippe Dalembert, Edwidge Danticat, René Depestre, Joël Desrosiers, Gary Klang, Dany Laferrière, Robert Large, Jean Métellus, James Noël, Emile Ollivier (décédé en 2002), Anthony Phelps. Depestre, Klang, Large, Métellus, Ollivier et Phelps représentent la « première génération » de ces « écrivains du dehors ». Ils ont laissé Haïti vers le milieu des années 1960, au cœur de la terrible répression politique de François Duvalier car certains d’entre eux craignaient pour leurs vies sérieusement menacées. Ils peuvent être considérés comme les pionniers de ce qu’on a appelé superficiellement « la littérature du dehors ». Certains d’entre eux (Klang et Large) produisent toujours de la littérature. Ils ont beaucoup contribué à faire connaitre la littérature haïtienne en Occident, ouvrant ainsi la voie aux nouvelles problématiques introduites par la « deuxième génération ». Le poète James Noël appartient à la 3ème génération, celle qui est en train d’émerger à l’étranger et dont les membres sont relativement jeunes (entre 20 et 30 ans).
Entre ces deux générations se trouve le groupe qui est peut-être le plus connu. Les membres de cette « deuxième génération » constituent les plus célèbres écrivains contemporains d’origine haïtienne. Leurs noms figurent dans presque toutes les anthologies de littérature haïtienne, des dizaines d’études et de thèses doctorales leur sont consacrées, ils sont invités dans la plupart des départements de littérature des grandes universités occidentales, et accumulent les prix littéraires ou les résidences d’écriture. Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils acclamés si bruyamment ? Qu’est-ce qu’ils ont apporté de nouveau ?
Dans cet article, je tenterai de montrer que le succès de ces écrivains d’origine haïtienne vivant et publiant en-dehors d’Haïti, au-delà de la « littérarité » propre à leurs textes, se rattache à un large et significatif mouvement d’ensemble qui a émergé en Amérique du Nord à partir des années 1980 et qui est connu, particulièrement au Québec, sous le nom de « littérature migrante » ou encore « écritures migrantes ». Je montrerai aussi que la distinction qu’on a tenté d’imposer entre les « écrivains du dedans » et les « écrivains du dehors » reste une fausse distinction puisqu’il y a plusieurs positions communes entre ces écrivains. Néanmoins, il est douteux que les écrivains désignés sous l’appellation d’écrivains du dehors auraient pu connaitre le succès qu’ils ont connu s’ils étaient restés en Haïti.
Le concept d’écritures migrantes est peu utilisé en France, malgré une brève tentative de faire la promotion d’une littérature « beur » au cours de la décennie 80. (Le terme « beur » désigne dans l’Hexagone un jeune né en France de parents maghrébins immigrants).
La plupart des théoriciens et critiques littéraires (Combe, 2010 ; Beniamino et Gauvin, 2005) attribuent la paternité du terme écritures migrantes au poète, linguiste et théoricien littéraire d’origine haïtienne, Robert Berrouet-Oriol dans un article paru dans la revue Vice Versa (Berrouet-Oriol, 1989). Un peu plus tard, Berrouet-Oriol et Fournier (1992) vont reformuler le concept dans un numéro de la revue Québec Studies. Le terme a fait fortune dans le monde de la critique littéraire et des universitaires en général. Cependant, on n’arrive pas à s’entendre sur les critères de définition de l’écrivain migrant. Selon Dominique Combe (2010) citant Daniel Chartier (Chartier, 2003) « Statistiquement l’auteur migrant de référence dans le Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999 arrive au Québec à l’âge de trente ans, où il s’installe au terme d’un parcours migratoire souvent multiple, il y écrit pendant vingt ans et y publie huit œuvres, surtout en français. » Se basant sur le texte fondateur de Berrouet-Oriol et de nombreux autres textes d’universitaires québécois, Gilles Dupuis (2005) publie cette définition de « littérature migrante » : « Le concept de littérature migrante est apparu, au Québec, au cours des années 1980. Il désigne l’ensemble de la production littéraire écrite par des écrivains nés à l’étranger qui, après avoir immigré au Canada, ont choisi de vivre, d’écrire et de publier au Québec en visant une reconnaissance au sein de l’institution littéraire québécoise. »
La littérature migrante est loin d’être un phénomène isolé. Elle participe au plus haut degré de la marche de notre temps caractérisé par le surdéveloppement des phénomènes migratoires, « lié(s) au contexte de la mondialisation et de l’immigration généralisée que connait l’Occident depuis une vingtaine d’années » (Dupuis, 2005). En fait, selon Combe (2010), « pour certaines sociétés, ces migrations forcent à reléguer au second plan la question des identités nationales. » Dans cet ordre d’idées, un concept fondamental, essentiel à la compréhension de notre temps, est celui de « migrance » qui est devenu « le mode d’être propre au XXIème siècle. » Généralement, on la distingue de l’émigration et de l’immigration. Telle qu’elle est déclinée dans les littératures migrantes, elle est inséparable de l’errance. L’écrivain haïtien Jean-Claude Charles, récemment décédé, a forgé le concept d’ « enracinerrance », qu’on peut interpréter comme une sorte d’exil durable, permanent, travaillé par un rêve insaisissable, un « mythe du retour », pour reprendre le titre du célèbre roman de Dany Laferrière, prix Médicis 2010. Jean-Claude Charles le définit ainsi dans un texte paru dans la revue haïtienne Boutures (2001) : « Le concept d’enracinerrance est délibérément oxymorique : il tient compte à la fois de la racine et de l’errance ; il dit à la fois la mémoire des origines et les réalités nouvelles de la migration…Pour ma part, je suis un enracinerrant. Aucun autre terme dont j’aurais pu disposer ne me convient. Je ne suis pas un « écrivain migrant », même si je suis en perpétuelle migration, dans un triangle dont Haïti serait le sommet fuyant, les Etats-Unis et la France, les angles de base…et l’on voit tout de suite les limites de la métaphore…Ecrivain de la diaspora sûrement, à condition que l’on comprenne que la dite diaspora participe de la réalité même d’Haïti, qu’il ne s’agit pas d’une entité homogène, étrangère à ce qui serait « l’authentique Haïti », on connait le bla-bla habituel de ceux que j’appelle les flics de l’identité… » (p.38-39).
Malgré le caractère quelque peu paradoxal de ce texte de Charles, presque tous les écrivains haïtiens qui produisent et résident à l’étranger pourraient le revendiquer. Il y a en effet une thématique commune aux œuvres de ces écrivains : le refus de la sédentarisation dans un espace national, la résistance aux « petits enfermements nationaux ou ethniques », d’après l’expression de Jean-Claude Charles, l’acceptation consciente de la condition de diaspora dans la mesure où l’on adhère à l’idée que la diaspora est aussi Haïti, même si elle ne constitue pas une entité homogène. On retrouve cette volonté de sauter la « clôture insulaire » chez Dany Laferrière, Stanley Péan, Joël Des Rosiers, Louis-Philippe Dalembert, Emile Ollivier. C’est d’ailleurs ce dernier qui a exprimé avec le plus de clarté et de sensibilité cette double appartenance pleinement assumée au particulier et à l’universel. Dans son livre Repérages (2001) qu’on ne connait pas assez (peut-être parce qu’Ollivier est plus connu comme écrivain de fiction et pas tellement comme écrivain de non fiction) mais que je considère comme l’un des meilleurs livres théoriques sur la question des identités modernes, Emile Ollivier écrit : « Suis-je un écrivain haïtien ? Ou un écrivain de l’exil ? De la migration ? Un écrivain de nulle part, cherchant inlassablement à résoudre l’énigme de son identité. Il m’arrive de ressentir un certain désarroi du fait d’être en deux moitiés. Si je ne l’étais pas, je serais un Haïtien tout court et non un Haïtien de Montréal ou de l’émigration. » Un peu plus loin, Ollivier écrit ceci : « J’ai quitté Haïti ; en revanche, Haïti ne m’a jamais quitté tant toute mon œuvre est obsédée par la mémoire du pays natal. Mon être haïtien, même mâtiné de plusieurs sédiments d’errance et de socialisation en terre étrangère, se révèle à ma conscience tenace, vivace. Je crois au travail de mémoire, à l’exhumation de ces paroles enfouies dans le corps et le cœur qui portent les pas dans la pierraille de l’errance et qui projettent hors de soi, sans limite. »
Ces phrases pourraient s’appliquer à n’importe lequel des écrivains cités plus haut. On peut dire sans hésitation qu’Haïti n’a jamais quitté l’œuvre littéraire d’une écrivaine telle qu’Edwidge Danticat, par exemple. Depuis Breath, Eyes, Memory (1994), (traduction française : Le cri de l’oiseau rouge) son premier roman qui jette un regard poignant sur la condition féminine haïtienne, ses violences et ses humiliations ; en passant par Krik ? Krak ! (1995), recueil d’histoires courtes qui traitent toutes des relations difficiles entre les femmes haïtiennes dans l’émigration ou en Haïti ; The Farming of Bones (1998) (traduction française : La récolte douce des larmes), dont l’intrigue est entièrement consacrée aux relations entre les immigrants haïtiens et les citoyens dominicains, culminant au massacre de ces immigrants haïtiens sur la frontière haïtiano-dominicaine par les soldats du dictateur raciste dominicain, Raphaël Leonidas Trujillo en 1937 ; The Dew Breaker (2004) (traduction française : Le Briseur de rosée), qui dresse des portraits inoubliables de la cruauté des tueurs de la dictature duvaliériste, et en particulier des tourments intérieurs et l’implacable sentiment de culpabilité d’un ex-tonton-macoute réfugié à New York ; jusqu’à la bouleversante autobiographie Brother, I’m Dying (2007) (traduction française : Adieu, mon frère).
Au moment où je rédige cet article, je reçois un livre qui vient de sortir, livre coordonné par Mme Nadève Ménard, une universitaire haïtienne qui enseigne à l’Ecole Normale Supérieure de l’Université d’Etat d’Haïti. Son livre s’appelle Ecrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006). J’en ferai bien sûr une recension en temps opportun mais la quatrième de couverture tombe en plein cœur de notre propos avec ces réflexions : Entre les deux littératures (celle qui est publiée à l’étranger et celle qui est publiée en Haïti), la différence n’est pas seulement au niveau des auteurs et des livres considérés, mais aussi des thèmes. La critique étrangère considère l’exil comme le thème dominant de la littérature haïtienne, alors qu’en Haïti même, ce sont des thèmes universels qui sont évoqués et discutés, comme la violence, l’amour, la sexualité, la ville…
Telle qu’elle est énoncée ici dans cette quatrième de couverture, la position avancée par l’auteure d’Ecrits d’Haïti ne rejoint pas celle des critiques haïtiens qui soutiennent la distinction entre les « écrivains du dehors » et les « écrivains de l’intérieur ». On notera cependant que les thèmes traités par les deux groupes d’écrivains s’inscrivent dans des perspectives différentes parce qu’ils font partie de préoccupations et d’univers sociaux différents. D’un côté, les réalités existentielles seront l’exil, la migrance, le sentiment de posséder plusieurs identités, l’appartenance à deux univers ; de l’autre, les réalités existentielles seront la violence, la politique, la sexualité, la misère, le crime quotidien… Ils vont donc écrire sur des thèmes différents. Mais cela n’autorise pas, il me semble, à affirmer que certains sont haïtiens, mais que d’autres ne le sont pas. Ce que ne fait pas, je le répète, Mme Ménard, du moins tel que je l’ai constaté dans la quatrième de couverture de son récent livre. En fait, les écrivains qui résident et publient en dehors d’Haïti ont toujours proclamé haut et fort qu’ils sont Haïtiens et leurs œuvres reflètent leur attachement aux préoccupations qui ont toujours été celles des Haïtiens vivant en Haïti. La légitimité de l’écrivain haïtien ne s’acquiert pas parce qu’on réside sur le sol d’Haïti ou qu’on a publié ses œuvres en Haïti ou qu’on écrit ses textes en français ou en créole.