Depuis quelques mois, j’entretiens une correspondance sur le Net avec un internaute sur un aspect de la question des langues en Haïti qui a soulevé peu de débats, du moins à ma connaissance, dans les milieux universitaires haïtiens et étrangers. Il s’agit de l’évaluation dévalorisante des variétés locales en Haïti. Cet internaute est originaire du Cap-Haïtien et parle la variété géographique en usage dans cette région d’Haïti, variété couramment désignée sous le nom de « Kreyòl Okap ». Il est assez amer à l’endroit des locuteurs de Port-au-Prince qui, dit-il, pratiquent une « violence et un mépris » envers les locuteurs capois qui parlent un « mauvais » créole, selon ces locuteurs de Port-au-Prince, et qui doivent tout le temps être corrigés. Il m’a confessé que, « fatigué de se faire constamment traiter de « Ti Okap » » par les Port-au-Princiens dès qu’il ouvre la bouche, il a décidé de ne plus parler que français avec les Haïtiens (il peut se le permettre puisqu’il vit au Québec) qui ne sont pas du Cap. Il est maintenant tranquille avec cette engeance moqueuse. Au fil des semaines, je me suis lié d’amitié avec cet internaute que je n’ai jamais rencontré et j’ai sympathisé avec lui. J’écris aujourd’hui cette chronique en partie pour lui mais aussi pour expliquer à mes lecteurs qui ont pris l’habitude de se comporter comme ces locuteurs moqueurs de Port-au-Prince (j’en connais quelques-uns) que l’homogénéité linguistique n’existe dans aucune société humaine.
L’une des vérités les plus solides mises en lumière par la sociolinguistique réside dans le fait que la langue en usage dans une société (n’importe laquelle) n’est jamais uniforme et est composée en fait de dialectes ou variétés. Précisons tout de suite que le terme dialecte employé ici ne doit pas se confondre avec l’acception générale ou populaire à dominante péjorative et doit être comprise dans sa signification strictement linguistique. De ce point de vue, il désigne une variété de langue qui diffère de toutes les autres variétés sur les plans grammatical, lexical, et phonologique. Cette variété peut être associée avec une aire géographique particulière, c’est alors un dialecte régional ; elle peut aussi être associée avec une classe sociale particulière, c’est alors un dialecte social ou sociolecte ; elle peut aussi être associée à des situations sociales particulières (groupes sociaux, groupes occupationnels…) c’est alors une variété de style/un registre. Quand des variétés diffèrent les unes des autres par la prononciation, elles sont désignées chez les linguistes sous le nom de « accents ». (Trudgill, 2003) Donc, la caractéristique première d’une langue est la variation. A l’intérieur d’une même société, les locuteurs parlent différemment selon leurs régions d’origine, leur genre, leur âge, leur occupation sociale, leur ethnicité, leur classe sociale…C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la variété parlée par les locuteurs du Nord en Haïti. Ce phénomène se rencontre en France par exemple où les locuteurs de l’ile de France (Paris et ses environs, donc le Nord) ne parlent pas de la même façon que les locuteurs de Marseille, ville située dans le sud de la France. Il se rencontre aussi aux Etats-Unis où les locuteurs de New York par exemple véhiculent des traits de prononciation qui les distinguent des locuteurs du Texas ou de l’Alabama.
Le phénomène de la variation linguistique constitue l’un des sujets dominants en sociolinguistique contemporaine. Ce n’est pas la taille d’une société qui déterminera la présence ou l’importance des variations qui se produisent en son sein. La société haïtienne est minuscule géographiquement quand on la compare à la société américaine par exemple. On trouve cependant à l’intérieur de cette société haïtienne tous les types de variation que nous avons énumérés plus haut. Généralement, les linguistes créolistes qui s’intéressent à cet aspect de la sociolinguistique du créole haïtien distinguent trois grandes aires dialectales géographiques en créole haïtien : le Nord, le Centre (région de Port-au-Prince) et le Sud. Apparemment, chacune de ces zones géographiques possède des traits grammaticaux, lexicaux et phonologiques qui les marquent. Par exemple, un locuteur haïtien qui dit « kanistè » (ou « kannistè ») [marmite] sera vraisemblablement identifié comme un locuteur du Nord (Kreyòl Okap) par opposition à un autre locuteur qui dit « mamit » [marmite] qui sera lui-même identifié comme venant du Centre ou du Sud. Sur le plan syntaxique, quand un locuteur dit « pitit an mwen » (mon fils, ma fille) au lieu de « pitit mwen » il y a de fortes chances pour que ce locuteur soit originaire du Nord d’Haïti puisque cette construction où l’élément « a/an » est intercalé entre le nom et l’adjectif possessif est l’une des marques grammaticales du créole du Nord.
Le linguiste franco-américain Albert Valdman (1984) analyse les variantes lexicales du Nord et du Sud comme des « localized relic forms being pushed out by competing forms emanating from the central areas » (des formes archaïques locales en train d’être éliminées par des formes plus compétitives venant des zones du Centre) [ma traduction]. Pour lui, les formes « that impose themselves as less localized or socially deviant are in most cases closer to the French cognate (in the case of forms matched by French cognates) » (qui s’imposent comme moins locales ou moins déviantes socialement sont dans la plupart des cas plus proches du mot apparenté français (dans le cas des formes qui ressemblent aux mots apparentés français) [ma traduction]. Dans la mesure où le français bénéficie d’un prestige et d’une domination même symbolique dans la société haïtienne, il est possible que l’analyse de Valdman comporte une certaine part de vérité. Mais, il aurait dû nous présenter à l’appui de cette analyse des exemples beaucoup plus nombreux que ceux qu’il nous propose.
Un point cependant sur lequel son analyse reste valable est celui-ci : Valdman soutient que les traits généralement associés à une zone géographique dialectale ne se limitent pas seulement à la représentation de ce dialecte et révèlent la position sociale, économique, et culturelle du locuteur. Valdman dit ceci: « it cannot be claimed that pe signals only a speaker’s southern origin, for many residents of the Cayes or Jérémie regions might not on some occasions evidence any realizations of that feature. In each of these regions, the greater the proportion of pe as opposed to ap, the more likely is the speaker to be a rural rather than urban dweller and the lower his socio-economic and educational level. » (on ne peut pas dire que pe signale seulement l’origine sudiste du locuteur car beaucoup de résidents des régions des Cayes ou de Jérémie pourraient en certaines circonstances ne révéler aucune réalisation de ce trait linguistique. Dans chacune de ces régions, plus la proportion de pe opposée à ap est élevée, plus il est probable que ce locuteur soit un résident de la campagne au lieu de la ville et que son niveau socio-économique et éducatif soit bas.) [ma traduction] On peut bien sûr faire la fine bouche et réclamer que des enquêtes pointues soient mises en œuvre pour vérifier une telle assertion, mais il est fort possible qu’une telle affirmation soit correcte, compte tenu du rayonnement du marqueur verbal progressif ap dans l’usage créole haïtien.
Alors, pourquoi les locuteurs du Centre en général et de la zone de Port-au-Prince en particulier prennent-ils tant de plaisir à se moquer des locuteurs qui parlent le dialecte régional du Nord ? Ma réponse sera ordonnée en deux parties. La première est une explication très générale : l’intolérance linguistique. Ce phénomène se retrouve pratiquement partout quand les locuteurs d’une variété dominante numériquement refusent d’accepter que d’autres locuteurs parlent différemment et ne se conforment pas à la norme linguistique en vigueur dans leur environnement. C’est le même phénomène auquel font face les migrants qui viennent s’établir dans une nouvelle société et qui doivent subir les assauts répétés des résidents natifs qui se moquent de leurs accents. Les immigrants haïtiens aux Etats-Unis en savent quelque chose, spécialement les enfants de la seconde génération qui arrivent aux Etats-Unis à l’âge de l’adolescence et qui doivent durant les premiers mois ou les toutes premières années de leur séjour scolaire essuyer les moqueries de leurs camarades de classe.
Ma deuxième réponse est une explication beaucoup plus particulière. Elle ressort de la lutte pour le pouvoir politique qui a longtemps existé dans l’histoire haïtienne entre le Nord contrôlé par Henri Christophe et les départements du Sud et de l’Ouest dirigés par Alexandre Pétion. Cette lutte a pris naissance dès l’assassinat de Dessalines en octobre 1806. Christophe se proclama roi sous le nom de Henry I en 1811 et Pétion se proclama président à vie en 1816. Haïti fut de nouveau unie après le suicide du roi Christophe en 1820. Entretemps, ce fut Jean-Pierre Boyer nommé par Pétion comme son successeur qui devint président à la mort de Pétion en 1818 (Nicholls, 1988).
Le problème de l’évaluation dévalorisante du dialecte régional du Nord par les locuteurs de Port-au-Prince devrait être compris dans ce contexte historique. Il se situe dans le prolongement de la lutte pour l’hégémonie linguistique entre le dialecte du Nord et celui du Centre. Ce n’est pas une situation propre à Haïti. Elle se retrouve en France particulièrement (mais aussi en Angleterre, et dans d’autres circonstances en Italie et en Espagne) avec l’imposition du dialecte de Paris et de l’ile de France sur des dialectes tels que l’occitan ou le picard. En Haïti, au fil des décennies, le dialecte du Centre en général et de celui de Port-au-Prince en particulier, se consolida pour des raisons politiques, historiques, démographiques, économiques et mit quelque peu entre parenthèses le dialecte régional du Nord.
Je me hâte d’ajouter cependant que, linguistiquement, rien ne rend le dialecte régional de Port-au-Prince supérieur à celui du Nord. Les constructions syntaxiques particulières au créole du Nord valent tout aussi bien les constructions syntaxiques caractéristiques du « créole de Port-au-Prince ». La question est avant tout une question sociale. Elle s’apparente, toutes proportions gardées, à la situation sociolinguistique de la communauté de parole en Haïti et les perceptions de certains locuteurs locaux vis-à-vis du français et du créole. Le français en tant que système linguistique n’est en rien supérieur au système linguistique du créole haïtien. Seules les représentations de certains locuteurs, représentations qui sont construites socialement, idéologiquement et politiquement permettent de marquer le français comme langue supérieure au créole dans le contexte haïtien.
Que peuvent faire les locuteurs du dialecte régional du Nord dans une telle situation ? Apparemment, pas grand-chose. On ne peut pas s’attendre à ce que du jour au lendemain les locuteurs du dialecte de Port-au-Prince abandonnent brusquement leurs préjugés linguistiques vis-à-vis du dialecte régional du Nord. Les préjugés linguistiques ont la vie dure et l’état haïtien ne peut légiférer contre la discrimination linguistique. En revanche, certaines rectifications dans le domaine de l’éducation sont tout à fait souhaitables et tout à fait possibles. En effet, puisque le créole est enseigné officiellement en tant que langue-instrument et objet d’enseignement, pourquoi ne pas inclure dans le curriculum d’enseignement du créole un module d’enseignement consacré à l’analyse des dialectes régionaux dont le dialecte du Nord ? Ce serait une excellente occasion pour les élèves de découvrir le fonctionnement des autres dialectes en usage dans la société et voir qu’ils ne sont en rien inférieurs à leur propre dialecte.
Finalement, est-ce que les dialectes régionaux sont condamnés à disparaitre du répertoire linguistique haïtien ? En d’autres termes, marche-t-on vers une homogénéité linguistique en Haïti ? La réponse est bien sûr que non. Si l’on prend des exemples de sociétés (France, Angleterre…) où la planification linguistique a réussi à instituer une variété standard diffusée dans tous les domaines, l’on constate que les dialectes régionaux n’ont pas disparu et connaissent même dans certains cas une certaine revitalisation causée entre autres par la poussée des revendications identitaires. Par exemple, en France, les langues régionales (le breton, le picard, l’occitan, le créole…) sont bel et bien vivantes et ont acquis leur place dans l’enseignement. Par exemple, depuis 2001, il existe un bac créole pour les Antillais franco-créolophones (Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais) qui ne le boudent pas du tout. Espérons que le renouveau de l’éducation en Haïti que j’appelle de mes vœux tiendra compte de ces données.
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