Mythe #5 : Le kreyòl peut s’écrire n’importe comment. Personne n’a le droit de nous dire comment écrire notre langue. Nous ne devons pas suivre l’orthographe officielle du kreyòl parce qu’elle est l’émanation d’un gouvernement illégitime et dictatorial.
Ce mythe #5 que je vais commenter aujourd’hui est l’avant-dernier de ma longue série sur l’écriture du créole haïtien. Il touche à des questions fondamentales sur les rapports entre langue et politique en Haïti, sur l’anarchisme en linguistique dans le contexte haïtien et sur le long chemin qui nous reste à parcourir quand nous discutons de langues dans le corps social haïtien ou dans l’émigration haïtienne.
Pour un certain nombre d’Haïtiens, le kreyòl peut s’écrire n’importe comment. Elle peut prétendument suivre l’orthographe française selon l’humeur du moment de celui qui écrit ou selon ses inventions. Mais, ce même scripteur sait que ses langues de références, le français ou l’anglais, possèdent une orthographe standard qui doit être respectée. Bien sûr, il commet des fautes d’orthographe dans l’une ou l’autre de ces deux langues mais on sait que les fautes d’orthographe sont de nos jours, dans ces deux langues, la chose du monde la mieux partagée. Les locuteurs natifs de ces deux langues commettent à longueur de journée des « fautes d’orthographe » (visitez les forums de discussion dans l’Hexagone, pour s’en convaincre) qui témoignent plus des irrégularités et incohérences de la graphie de ces deux langues que de la compétence stricte de ces locuteurs.
L’attitude d’indifférence des Haïtiens envers l’écriture de l’orthographe standard du kreyòl que je fustige ne relève nullement du purisme ou de l’obsession de correction chez le linguiste que je suis, étant donné que de telles préoccupations, on le sait, ne sont pas du tout la tasse de thé des linguistes. En effet, en tant que linguiste, je ne suis pas concerné outre mesure par la correction des phrases, le purisme, l’attitude normative qui nous a été léguée par la grammaire traditionnelle héritée du latin. L’attitude de base des linguistes est une attitude « descriptive », c’est-à-dire que, dans un premier temps, nous nous contentons de décrire comment les locuteurs parlent sans nous préoccuper du « bon usage » et de la correction.
En fait, ce je-m’en-fichisme de certains Haïtiens traduit leur dédain du kreyòl qui est pourtant leur langue maternelle et dont ils font usage tous les jours de la manière la plus naturelle qui soit. Plus de trente ans après la standardisation de l’orthographe du kreyòl et sa pénétration orale dans presque tous les domaines formels du corps social haïtien, il me semble qu’un grand nombre d’Haïtiens doit certainement être habitué maintenant à « contempler » l’usage écrit du kreyòl. Si ces Haïtiens n’arrivent pas à maitriser l’écriture du kreyòl, pourquoi ne font-ils pas un petit effort pour apprendre les rudiments de cette écriture ? La lecture des textes écrits en kreyòl par certains de mes compatriotes est navrante à l’extrême. Ces textes révèlent un irrespect incroyable envers notre langue maternelle et nationale. Les principes de base de cette écriture sont pourtant partout sur le Net. J’ai moi-même consacré une série de trois articles qui exposent ces principes. En plus de ses articles savants sur l’orthographe du kreyòl, le linguiste haïtien Yves Déjean a écrit une petite plaquette d’une trentaine de pages en kreyòl intitulée Ann aprann òtograf kreyòl la (1986) qui est peut-être épuisée maintenant mais qui est un modèle d’une pédagogie claire, informative et intelligente à travers laquelle tout locuteur créolophone peut apprendre à lire et à écrire le kreyòl en quelques jours.
Il est faux de dire que le kreyòl peut s’écrire n’importe comment ou que personne n’a le droit de nous dire comment écrire notre langue. Le kreyòl doit posséder une orthographe standard (ce qui est déjà fait, heureusement) et ceux qui plaident pour une graphie libre de cette langue font tout simplement de l’anarchisme en orthographe. A quoi cela peut-il servir de favoriser le refus de toute règle dans la graphie du kreyòl quand nous savons que le comportement d’une communauté linguistique malgré certaines différences dans les pratiques linguistiques individuelles, est censé être régi par des règles observées par les locuteurs. Il est entendu que, pour nous, une communauté linguistique (speech community) « comprises people who are in habitual contact with each other by means of speech which involves either a shared language variety or shared ways of interpreting the different language varieties commonly used in the area. » (Mesthrie, Swann, Deumert, Leap 2004) (est composée de personnes qui se rencontrent habituellement et qui se parlent, en utilisant soit une variété linguistique commune, soit des façons communes d’interpréter les différentes variétés linguistiques couramment utilisées dans la région.) [ma traduction].
En fait, la possession d’une orthographe standard par le kreyòl fait partie des dimensions de ce qu’on appelle en sociolinguistique « l’aménagement linguistique ». A la suite du sociolinguiste français Didier de Robillard (1997), nous le définissons « comme un ensemble d’efforts délibérés visant à la modification des langues en ce qui concerne leur statut ou leur corpus ». Les opérations qui portent sur la planification du corpus touchent à la structure interne de la langue (orthographe, grammaire, vocabulaire) tandis que les opérations qui portent sur la planification du statut touchent à tout ce qui peut modifier l’usage, la place et la fonction d’une langue (la façon dont une langue doit être utilisée) dans une société donnée. A part l’orthographe standard adoptée en janvier 1980, nulle opération d’aménagement linguistique n’a été pratiquée en Haïti sur le kreyòl. Pour une vue générale des problèmes relatifs à un aménagement linguistique en Haïti et des tentatives de solution qu’on peut y apporter, je renvoie au livre collectif intitulé L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions (Montréal, CIDIHCA et Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti 2011) et coordonné par le linguiste Robert Berrouet-Oriol assisté de trois autres linguistes Darline Cothière, Robert Fournier et Hugues Saint-Fort.
Quant au refus de suivre l’orthographe officielle du kreyòl parce qu’elle serait le produit d’un gouvernement illégitime et dictatorial, il convient d’aborder cette question avec sérénité sans vouloir jouer au patriote meurtri, victime d’une dictature féroce. Après tout, la grande majorité des Haïtiens a été victime de cette dictature sanglante des Duvalier (1957-1986).
Tout d’abord, l’orthographe standard du kreyòl qui a été présentée sur propositions du GREKA (Groupe de recherches et d’études du Créole haïtien) et qui a fait l’objet de deux communiqués, en français et en créole, les 22 et 31 janvier 1980 est la conclusion logique d’un mouvement de systématisation de la graphie du kreyòl qui a commencé dès les années 1940. Avant de devenir ce qu’elle est aujourd’hui, la graphie du kreyòl est passée par la version McConnell-Laubach dans les années 1940, puis par la version Pressoir entre les années 1950 et 1979. Ce n’est pas le gouvernement illégitime et dictatorial de Duvalier fils qui a produit l’orthographe standard du kreyòl connue aussi sous le nom d’orthographe IPN, du nom de l’Institut qui a regroupé un certain nombre de chercheurs haïtiens et français travaillant sur le kreyòl dans les années 1970 et qui ont produit entre autres, le Ti Diksyonnè Kreyòl-Franse. Dictionnaire élémentaire créole haïtien-français. (Bentolila, et al. 1976).
Il est important de se démarquer ici d’une fausse idéologie « nationaliste » de défense et de promotion de la langue créole qui ne fait même pas l’effort de maitriser les fondamentaux de la science linguistique afin de pouvoir discuter en connaissance de cause. Le militantisme vide n’a jamais fait gagner aucune cause.
Quand on distingue de langues dans n’importe quelle société, les tensions sont vives, les têtes sont surexcitées et on raisonne difficilement. C’est que les questions de langues soulèvent beaucoup d’émotion. Et ce n’est pas particulier à Haïti. Ici aux Etats-Unis, la question de l’anglais parlé par les Noirs a soulevé des débats considérables au cours des années 1960, 1970, 1980, 1990 au sujet de sa dénomination (Black English, Black English Vernacular, African American Vernacular English, Ebonics), de la nature sociale de ses locuteurs (uniquement ceux qui vivent dans les ghettos des grandes villes urbaines, ou tout le groupe ethnique des Noirs, ou une partie des classes moyennes, ou seulement dans certaines situations sociolinguistiques…), ou de ses origines (un créole qui s’est décréolisé au contact de l’anglais standard acquis à travers les médias, ou l’extension de l’éducation dans toutes les couches sociales, ou un héritage de certains dialectes britanniques). En Belgique, le conflit historique entre les Flamands et les Francophones est devenu tellement intense que le pays est privé de gouvernement depuis presque 24 mois. En Catalogne, la question linguistique (catalan vs castillan ; catalan vs français) est au cœur des relations entre l’Espagne et la Communauté « autonome » catalane, mais aussi entre cette même communauté et la communauté « francophone ».
D’une manière générale, dès qu’il existe sur un territoire deux langues ou plus de deux variétés de langues, il va y avoir un conflit. C’est que les langues traduisent toujours des relations de pouvoir, des relations sociales inégalitaires. Quand l’héritage colonial se met de la partie, on ne peut plus s’en sortir.
Que faire ? Dans notre cas (la question des langues en Haïti), il s’agit de bien comprendre la situation sociolinguistique grâce à des informations pertinentes relevant des sciences humaines et sociales en général (sociologie, anthropologie, linguistique, créolistique, histoire). Beaucoup de mes compatriotes manquent d’informations indispensables dans ces domaines qui leur permettraient de se faire une idée raisonnable de la question des langues dans leur pays et de tirer leurs propres conclusions. Ils peuvent certainement être en désaccord avec moi sur la question des langues en Haïti, mais ce sera un désaccord informé. Il est temps d’en finir avec les arguments mal informés qui ne mèneront nulle part parce que le jugement ne repose pas sur des informations vérifiées et scientifiques. De nos jours, ces informations sont partout sur le Net et peuvent être vérifiées à l’infini. Il s’agit de ne pas les dédaigner.
La semaine prochaine, je traiterai de ce que j’appelle le mythe #6 : la tendance de certains de mes compatriotes à vilipender le kreyòl en proclamant qu’il n’existe pas d’ouvrages écrits en kreyòl. .
A suivre
Références citées :
Alain Bentolila et al. (1976) Ti Diksyonè Kreyòl-Franse. Dictionnaire élémentaire créole haïtien-français.
Yves Déjean (1986) Ann aprann òtograf kreyòl la. New York: K. A. P. A. B.
R. Mesthrie, J. Swann, A. Deumert & W.L. Leap (2004) Introducing Sociolinguistics. Philadelphia: John Benjamins Publishing Company.
Didier de Robillard (1997) Aménagement linguistique. Sociolinguistique. Concepts de base. Liège, Belgique : Mardaga.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com