Mythe #4 : Si elle suit l’écriture du français, l’écriture du créole haïtien permettra aux nouveaux alphabétisés en créole d’apprendre plus facilement le français.
Ce mythe fait partie de la tendance à faire du créole haïtien, langue maternelle, nationale et co-officielle pour tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti, un « marchepied » pour apprendre soit la langue européenne (le français) qui est considérée comme la langue lexificatrice du créole haïtien, soit une autre langue (l’anglais) qui semble être réclamée par un certain nombre d’Haïtiens. (Il n’y a pas eu toutefois de sondages faits à ce sujet).
Dans les deux cas, le créole n’est jamais pris comme un moyen d’expression légitime ou prestigieux, capable de jouer un rôle dans le développement cognitif des Haïtiens, ou dans un système éducatif revivifié, ou dans l’éclosion d’une littérature de qualité. On veut que son statut reste secondaire. On plaide pour qu’il soit confiné au rang de vernaculaire, servant uniquement aux communications de tous les jours, aux situations familières, informelles, mais pas aux situations génératrices de prestige, dispensatrices de connaissance et favorisant la reproduction sociale, comme l’école. On peut s’en servir, d’après ceux qui sont les plus ouverts, pour l’apprentissage d’une autre langue considérée comme plus « civilisée », qui ne nous « isolera » pas, mais fera entrer le pays dans « le concert des véritables Etats-Nations ».
Ce paradigme de réflexion concernant les langues en Haïti n’est pas innocent, ni nouveau. Il correspond à l’habitude courante chez la plupart de mes compatriotes à négliger les éléments de leur propre culture au profit d’éléments de culture d’autres nations, que ces dernières fassent partie du Centre ou de la périphérie. D’une manière générale, la perception de certains Haïtiens est : tout ce qui vient de l’extérieur est acceptable, tout ce qui est local est quelque peu inférieur. Si l’interpénétration des langues et des cultures représente un phénomène dominant de notre époque et pourrait expliquer la propagation de certains aspects des cultures à travers le monde, il est important de se rappeler que la question linguistique se présente sous un jour bien différent.
Tout d’abord, depuis quand l’orthographe d’une langue a-t-elle permis à des locuteurs de connaitre une autre langue, c’est-à-dire acquérir sa grammaire, son lexique, sa phonologie ? L’orthographe d’une langue n’a jamais aidé à connaitre une autre langue, quelque soient les liens étymologiques qui unissent les deux. Comment en serait-il autrement puisque l’orthographe n’est qu’une transcription des sons d’une langue, et absolument pas la langue elle-même ? Ceci est fondamental et constitue avec la question de l’arbitraire du signe linguistique les deux premiers principes de départ quand on aborde la question de l’orthographe.
L’orthographe idéale serait celle où un signe correspondrait régulièrement à un son et réciproquement. En fait, c’est le principe de l’alphabet phonétique international (API), dont l’idée fut proposée en 1886 par le linguiste américain Otto Jespersen et la première version publiée en 1888. Malheureusement, à ma connaissance, il n’y a aucune langue naturelle qui satisfasse à cet idéal. Dans les langues occidentales les plus connues, l’italien et l’espagnol sont celles qui s’en rapprochent le plus, l’anglais et le français sont celles qui s’en éloignent le plus.
Si nous prenons l’exemple d’une langue comme le français, il est évident que le signe linguistique f devra être prononcé [f] (bien que dans un mot tel que clef il devienne muet). Cependant, le son s sera prononcé [s] dans silence ; mais [z] dans poison ; et il sera totalement muet dans tapis.
Certains linguistes proposent que graphie et orthographe soient considérées comme deux notions distinctes. Selon eux, on parlerait de graphie lorsqu’il s’agit de transcrire exactement les mots de la chaine parlée ; alors que le terme orthographe serait réservé à des situations marquées par une certaine abondance de signes qui ne semblent pas nécessaires ou alors des signes ne correspondraient pas au son qu’ils seraient censés transcrire. L’orthographe aurait, dans ce sens, une triple valeur :
Une valeur syntaxique représentée par le phénomène de l’accord grammatical, fondamental dans la grammaire de langues comme le français ou l’anglais ; par exemple, dans la phrase Les étudiants écoutent le professeur, le s de étudiants et le ent du verbe écouter ne se prononcent pas mais ils servent à indiquer le pluriel du moins à l’écrit.
Une valeur lexicale qui servirait à distinguer des homophones : paire et père, mer et mère, sein et saint, etc.
Une valeur morphologique dont un exemple bien connu peut être pris dans la distinction entre le futur et le conditionnel. Ainsi, la distinction je serai / je serais est devenue presque nulle dans la langue orale contemporaine mais n’a pas disparu quand on écrit ces deux formes.
En réalité, ces exemples même s’ils apparaissent justes, ne suffisent pas pour contester le fait que l’orthographe française reste irrégulière, incohérente et illogique. C’est une orthographe ancienne qui ne correspond plus à la façon dont les locuteurs français et francophones parlent de nos jours. Dans l’Hexagone, beaucoup de réformes ont été tentées mais elles n’ont pas eu de succès. Cf. Picoche et Marchello-Nizia 1989, pgs. 210-213.
C’est justement pour éviter ces incohérences et autres irrégularités spécifiques à la langue française que les créateurs de l’orthographe officielle du créole haïtien, de McConnell aux techniciens de l’IPN, ont mis en place le système que nous connaissons actuellement. Il est important de préciser que ce n’est nullement pour simplifier un système destiné à répandre l’alphabétisation au sein des masses populaires haïtiennes que cette orthographe phonologique a été adoptée. Après tout, cette orthographe suit des orthographes de grandes langues de culture comme l’espagnol ou l’italien en vigueur depuis longtemps ; et de plus en plus les tentatives de régularisation de l’orthographe du français tendent à s’aligner sur la sorte d’orthographe phonologique préconisée par les techniciens haïtiens.
Comment enseigner le français aux locuteurs unilingues créoles vivant en Haïti ? Les autorités éducatives haïtiennes n’ont jamais pu trouver la réponse à cette question fondamentale. Aux premiers jours de l’établissement du système éducatif haïtien, quand il n’y avait pas encore une massification scolaire et que les classes étaient fréquentées par des élèves appartenant principalement aux classes privilégiées, le problème peut ne pas s’être présenté pour les élèves, dans la mesure où dans certaines familles, il est possible que le français ait été maitrisé oralement par certains élèves. Malheureusement, il n’existe pas d’études sur ce sujet. Avec le temps et l’explosion démographique, il était devenu évident que le système ne pouvait plus fonctionner comme avant. Il fallait passer à une véritable didactique du français dans un milieu totalement créolophone.
Le linguiste français Robert Chaudenson, grand spécialiste des créoles français , soutient que « les créoles français ont emprunté au français l’essentiel des matériaux linguistiques qu’ils mettent en œuvre et que, même s’ils constituent des systèmes linguistiques autonomes par rapport à lui, ils ont avec le français un si grand nombre d’éléments communs aux plans phonétique, lexical et grammatical qu’on pourrait tout à fait imaginer d’élaborer, pour l’enseignement du français dans les zones où sont en usage ces parlers, une didactique adaptée du français qui prenne pour point de départ des éléments communs au français et au créole en cause, tout en définissant une stratégie qui, dans la suite, introduise, de façon progressive et raisonnée, les éléments qui distinguent les deux langues. » (Chaudenson 2008).
Cette stratégie prônée par Chaudenson semble différente des stratégies traditionnelles de « marchepied » vers l’apprentissage du français et semble mieux appropriée. Peut-elle réussir dans un pays comme Haïti ou devra-t-on s’en passer complètement pour adopter une didactique du français langue étrangère, similaire aux stratégies utilisées dans l’enseignement du FLE à n’importe quel apprenant traditionnel totalement étranger à la langue et à la culture française ?
Références citées :
Robert Chaudenson (coordonnateur) (2008) Pour et vers une didactique de la langue française adaptée aux situations de créolophonie. Des Seychelles (décembre 2006) à Haïti (novembre2008). Dans Didactique du français en milieux créolophones. Outils pédagogiques et formation des maitres. Paris, L’Harmattan.
J. Picoche et C. Marchello-Nizia (1989) Histoire de la langue française. Paris : Nathan.
A suivre