Malgré toutes les précautions que j’ai prises pour éviter toute équivoque dans l’argumentation de la première partie de mon texte paru la semaine dernière, un de mes lecteurs m’a reproché de caractériser la culture haïtienne comme une culture obscène. Pourtant, j’ai pris le soin de définir le terme obscénité lui-même à la lumière de la dernière édition du Petit Robert et du Trésor de la langue française ; puis d’expliquer à l’aide d’exemples la relativité du terme « obscénité » selon les lieux où il est en usage. Mais, ce sont peut-être des incidents de ce genre qui nous feront croire que les sciences humaines resteront pendant encore un certain temps des sciences dites « molles », au contraire des sciences naturelles qualifiées de « sciences dures ». De toute façon, la caractéristique de science des sciences dites « molles », c’est-à-dire « la constitution d’un savoir objectif qui soumet sa validité à la critique rationnelle » (Berthelot, 2001) ne sera jamais mise en doute, Dans la deuxième partie de cette série, je rappellerai toujours sans porter des jugements de valeur et restant dans le strict domaine de l’objectivité, l’étendue de l’usage des obscénités et des vulgarités dans certains aspects de la culture haïtienne, puis je tacherai de montrer comment les classes sociales haïtiennes ont réagi aux obscénités quand elles se manifestent dans le corps social haïtien.
L’un des hauts lieux de la distribution des obscénités dans la culture haïtienne se trouve, comme je l’ai dit dans la première partie de cet article, dans les bandes rara, dans les cérémonies en l’honneur de « Papa Gede », le jour de la fête des Morts, le 2 novembre, et dans une moindre mesure, au cours des trois jours de Carnaval. Ces trois événements représentent des occasions de premier ordre pour la majorité des Haïtiens de se lancer dans un tourbillon de « betiz ». Le mot « betiz » en créole haïtien, malgré sa totale parenté phonétique avec le terme français « bétise » ne recouvre pas les sens bien connus de « sottise », « bourde », « ineptie », « connerie », « niaiserie » que l’on retrouve en français hexagonal. « Betiz » en créole haïtien est l’équivalent de « obscénité » en français. Il renvoie à « gwo mo », « mo sal ». Les « betiz » pullulent dans les chansons que l’on chante dans les bandes rara. En voici quelques-unes rapportées par l’anthropologue américaine Elizabeth McAlister qui enseigne à Wesleyan University, dans son livre Rara ! Vodou, Power, and Performance in Haiti and its Diaspora.
Rale zozo foure zozo anba langèt la Sors ta bite et enfonce la sous le clito
Depi mwen wè ou la m anvi voye Quand je te vois, j’ai envie d’éjaculer
Chalè koko ou fè m pa ka voye La chaleur de ta chatte m’empêche de le faire
page 62 [ma traduction]
Si ou pa gen bèl bwa Si t’as pas une belle bite
Ou p ap gen bèl fanm T’auras pas une belle nana
Page 69 [ma traduction]
Pwèl nan bonda ou ap rele Tes poils du pubis te font hurler de plaisir
Se pa ti zozo ki fè ou ap rele Ce n’est pas une petite bite qui te fait hurler
Se gwo zozo ki fè ou ap rele C’est une grosse bite qui te fait hurler
Page 70 [ma traduction]
Dieuvè, leve sou vant mwen O [Repete] Dieuvè, lève-toi de mon ventre
Ou pa tande koko m ap rele Tu n’entends pas ma chatte qui pleure
Salòp se pa lajan m sa Méchant, tu ne m’as pas payé comme il faut
Page 71 [ma traduction]
Il ne fait aucun doute que ces actes de parole constituent des obscénités, des « gwo mo », des « mo sal » dans le contexte haïtien. Les Haïtiens de n’importe quelle classe sociale les mettront à l’index et ils seront exclus du vocabulaire courant dans la plupart des familles. Ce qui est commun à tous ces actes de parole, c’est qu’ils parlent tous du sexe. Or, en Haïti, comme dans presque toutes les sociétés occidentales, le sexe est un sujet tabou. Deux mille ans de répression morale et religieuse en Occident ont laissé des traces dans la société postcoloniale haïtienne. Pendant longtemps, les femmes occidentales étaient interdites de plaisir et, aujourd’hui encore, dans certaines cultures africaines, la domination masculine exige que l’excision du clitoris soit pratiquée sur les filles à partir d’un certain âge afin d’empêcher qu’elles puissent se procurer du plaisir sexuel. Dans la culture haïtienne où se pratique à plusieurs niveaux (religion, sexe, coutumes…) une symbiose d’éléments occidentaux et d’éléments africains, la puissance des interdits continue à sévir dans l’inconscient collectif.
Pourquoi le sexe est-il si fondamental dans cet aspect de la culture haïtienne, c’est-à-dire dans les bandes rara, dans les cérémonies en l’honneur de « Papa Gede », et, à un degré moindre, dans le carnaval urbain ? Y –a-t-il une relation entre le tabou du sexe dans les activités « régulières » de la société haïtienne et son éclosion dans ces activités culturelles ? Si oui, pourquoi ? Nous essayerons de répondre à ces questions dans la troisième partie de cette série, mais pour l’instant, il nous faut considérer le pouvoir grandissant des « betiz » dans le grand public haïtien.
J’ai écrit quelque part que la popularité extraordinaire du chanteur Sweet Mickey a contribué énormément à sa victoire sur Mme Mirlande Manigat le mois dernier au cours de l’élection présidentielle. Pour moi, Mirlande Manigat, perçue dès le départ par le grand public comme distante, réservée et hautaine dans son savoir universitaire, n’avait aucune chance face à ce mâle relativement encore jeune, qui a fait vibrer par sa musique toutes les couches sociales de la population. Mais, au-delà du caractère très entrainant de sa musique, ce sont les paroles contenues dans la musique de Sweet Mickey et la gestuelle de sa présence sur scène qui ont fait exploser sa cote de popularité dans le grand public haïtien. Tout le monde connait maintenant le contenu des paroles de la musique de Sweet Mickey. Ces paroles sont basées pour la plupart sur le sexe et la crudité, la verdeur des expressions sexuelles énoncées dans des situations de masse qui rappellent fort l’ambiance et l’atmosphère des bandes rara et des carnavals urbains. Ajoutez à cela les frasques inattendues du chanteur sur scène, la signification sexuelle de sa gestuelle scénique, et vous aurez une idée de la fascination qu’il a exercée sur le grand public. Jamais le public haïtien n’a été « exposé » à de telles performances. Je me rappelle la première fois où, gosse en culottes courtes en Haïti, j’étais allé assister à une journée de carnaval au Champ de Mars et je suis tombé sur « Ti-Simone », une chanteuse qui a fait exploser le carnaval ce jour-là par ses « gouyad » volcaniques sur un char d’une bande carnavalesque. Elle devint du jour au lendemain une vedette et, le lendemain, à l’école, on ne parlait tous que d’elle. Aujourd’hui, quand je repense à « Ti Simone » et à ses « gouyad » impétueuses, je me rends compte de ce long chemin parcouru, mais surtout de l’influence lente mais solide du travail de déboulonnement des interdits sexuels opérés par les bandes rara et les « Papa Gede ». Je m’empresse d’ajouter tout de suite que je ne suis pas en train de procéder à une critique morale des rara et des Papa Gede. Je ne peux que constater que l’esprit des « betiz » a fait son chemin dans la société haïtienne et semble faire partie maintenant du « normal » haïtien. Après tout, la majorité des électeurs haïtiens n’a pas tenu rigueur à Sweet Mickey et l’a élu démocratiquement à la tête du pouvoir exécutif haïtien malgré le tapage « moral » entrepris par ses adversaires au cours de la campagne présidentielle (mais c’est de bonne guerre) pour le discréditer sur la base de sa gestuelle scénique et des obscénités qu’il déversait dans ses chansons. Il y a certainement d’autres variables socio-politiques et d’autres ombres socio-culturelles qu’il faut considérer dans la victoire de Sweet Mickey mais je ne tente pas ici une analyse politique de l’élection de Michel Martelly à la présidence haïtienne.
Je retournerai la semaine prochaine à mon objectif principal en écrivant cette série : l’examen du rôle et de la fonction des obscénités et autres vulgarités dans la culture haïtienne.
A suivre
Références citées :
Jean-Michel Berthelot (2001) : Epistémologie des sciences sociales. Paris : PUF
Elisabeth McAlister (2002): Rara! Vodou, Power, and Performance in Haiti and Its Diaspora.
Los Angeles: University of California Press.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com