Quand j’étais ado en Haïti, il y avait un célèbre professeur de philosophie dont le nom était cité en référence toutes les fois que nous avions de chaudes discussions autour du statut ou de la nature du kreyòl. Ceux de mes copains qui étaient les plus dressés contre notre langue maternelle donnaient le coup de grâce aux défenseurs du kreyòl en rapportant les propos de notre bon philosophe qui avait déclaré, semble-t-il, que le kreyòl ne saurait être une langue puisqu’on ne pouvait pas traduire le verbe français être dans cette langue, spécialement dans la fameuse affirmation de l’un des pères de la philosophie occidentale, René Descartes : « Je pense, donc je suis ».
Selon certains de mes copains qui buvaient comme de l’eau de source les affirmations de notre bon philosophe, comment pouvait-on accorder le statut de langue au kreyòl qui était incapable de posséder un équivalent au verbe être en français, to be en anglais, pour ne citer que ces deux langues ?
Des années plus tard, je reste rêveur quand je pense à ces discussions et aux préjugés anti-créole de certains de nos érudits. Comment se présente la question ? Autant que je sache, notre bon philosophe n’est plus de ce monde et beaucoup de mes copains ont compris plus ou moins vaguement ce que le mot langue veut dire et que la présence ou l’absence du verbe être n’a rien à voir avec le statut linguistique du kreyòl. Une partie du grand public haïtien ne répète plus des inepties du genre que débitaient mes copains quand nous étions encore ados, même s’il existe encore quelques inconditionnels du bizarre ou du paradoxe mal compris. Mais, ça, c’est une autre histoire. Au cours de ma formation de linguiste, j’ai rencontré l’argument du verbe être dans les langues créoles, et de nombreuses savantes discussions ont été entreprises entre nous, linguistes, pour expliquer pourquoi le verbe être posait problème dans les langues créoles.
Dans leurs descriptions grammaticales, les linguistes utilisent le terme « copule » pour désigner tout verbe de liaison qui possède très peu de sens en lui-même et dont la fonction principale est de servir de lien entre des éléments d’une phrase. Le verbe être en français ou le verbe be en anglais sont des copules. Dans une phrase française telle que « il est méchant », la fonction de « est » est de relier le pronom sujet ‘il’ à l’adjectif attribut ‘méchant’ sans apporter un sens quelconque à la phrase. On pourrait à la rigueur mettre le signe « = » entre ‘il’ et ‘méchant’. Cela ne changerait rien au sens de la phrase. C’est d’ailleurs pourquoi certains linguistes de langue anglaise désignent le verbe « être » (en anglais, to be) sous le nom de « equative verb ». Dans la variété d’anglais connue sous le nom de « African American Vernacular English » (AAVE), le verbe ‘be’ a aussi tendance à disparaitre quand les locuteurs de ce dialecte ethnique veulent utiliser des constructions standard telles que « she is big », « he is rich », « he is mean » qui deviennent des constructions non-standard telles que « she big », « he rich », « he mean ». En fait, il existe une thèse bien connue chez les linguistes spécialisés dans l’étude de l’AAVE que cette variété aurait été dans le temps un créole qui s’est décréolisé au contact de l’anglais standard, de la mobilité sociale des Africains-Américains et de leur migration vers le nord et qui n’est conservé que dans des situations tout à fait informelles ou chez des locuteurs d’une certaine classe sociale. Mais retournons à nos moutons.
Apparemment, comme ironisait notre bon professeur de philosophie, la copule en créole haïtien, équivalente au verbe « être » en français ou « be » en anglais n’existe pas. Mais, doit-on le déplorer ? Elle n’existe pas non plus dans des langues parlées par des centaines de millions d’êtres humains, comme le chinois ou le russe. En fait, un examen attentif des structures du créole révèlent que la question est beaucoup plus compliquée que cela. Par exemple, s’il est entendu qu’en créole haïtien la copule disparait devant les adjectifs et devant les constructions locatives (Ex. Jan bwòdè anpil ; li anba tab la), comment expliquer sa présence obligatoire dans des constructions telles que :
Dòmi se ti frè lanmò Le sommeil est le petit frère de la mort
Mari se matant Fanfan Marie est la tante de Fanfan
Quel rôle joue-t-elle si ce n’est celui de copule justement où dans la première phrase, se sert de lien entre le sujet « dòmi » et le reste de la phrase, et dans la deuxième phrase, se joue la même fonction entre le sujet « Mari » et le reste de la phrase. Michel DeGraff, le magnifique linguiste haïtien du MIT, est l’un de ceux qui ont conduit les recherches les plus sophistiquées sur la copule en créole haïtien, dans le cadre de la grammaire générative de Noam Chomsky dont il est l’un des grands experts. Dans une de ses recherches publiées il y a environ quatre ans (DeGraff, 2007), il propose cet exemple :
Poutin se prezidan Risi Putin est le président de la Russie
Il se demande alors ce que peut représenter se dans une telle phrase. Car, dit-il, « if its function in ‘Poutin se prezidan Risi’ is to equate Poutin and prezidan Risi, why is it not needed in these 3 sentences ? »: (si sa fonction est de mettre sur le même pied Poutin et prezidan Risi, pourquoi nous n’en avons pas besoin dans ces trois phrases ?) [ma traduction]
Ki moun ki prezidan Risi? Qui est le président de la Russie?
Divalye pa prezidan Ayiti Duvalier n’est pas président d’Haïti
Divalye te prezidan Ayiti Duvalier a été président d’Haïti
Il faut reconnaitre que ce sont des interrogations justes et pertinentes et auxquelles on ne peut pas fournir une réponse légère.
Le linguiste Karl Gadelii (2007) nomme ces phrases où le verbe être français disparait en kreyòl, des phrases copulatives. Cependant, il relève certaines phrases copulatives dans les créoles antillais, martiniquais et guadeloupéen, caractérisées par la présence du morphème sé en créole guadeloupéen, qui, dit-il, remplit des fonctions similaires à la copule en français. Voici l’exemple qu’il fournit :
Pyè sé méyè zanmi an-mwen Pierre est mon meilleur ami
Gadelii signale cependant que certaines phrases copulatives ne contiennent pas de morphème copulatif dans les langues créoles, comme ci-dessous en antillais :
Ou janti Tu es gentil
Il remarque aussi que l’absence de copule rend la première phrase agrammaticale tandis que sa présence rend la deuxième phrase agrammaticale :
*Pyè méyè zanmi an-mwen
*Ou sé janti
(Je signale qu’en linguistique, la notion de grammaticalité n’a aucun rapport avec un jugement de valeur. Phrase grammaticale et phrase correcte ne veulent pas dire la même chose. Une phrase est grammaticale lorsqu’elle est conforme aux règles définies par la grammaire spécifique d’une langue. Elle est agrammaticale lorsqu’elle ne se conforme pas aux règles définies par la grammaire spécifique d’une langue. Généralement, les linguistes mettent un astérisque devant une phrase pour indiquer que cette phrase est agrammaticale.)
En créole haïtien aussi, ces deux phrases sont agrammaticales. Le linguiste français, Alain Khim (2007) va tout à fait à l’encontre des observations tenues jusqu’ici en faisant remarquer que les langues créoles non seulement présentent une copule visible dans les phrases équatives, mais elles « sont même parfois plus riches en ce domaine que leurs langues de lexification ». Il cite un exemple tiré de la linguiste Viviane Deprez (2003) :
Jan chapantye Jean est charpentier
où il n’y a pas de morphème copulatif se et l’oppose à cette phrase qu’il nous livre et qui possède le morphème copulatif se.
Jan se yon bon chapantye Jean est un bon charpentier
Son explication, c’est que dans la phrase créole, « le nom en position prédicative doit être ‘nu’, c’est-à-dire dépouillé de toute modification. »
Alain Khim conclut que « c’est donc bien la présence systématique de la copule dans les langues créoles et le caractère très contraint de son absence éventuelle qui doivent être considérés comme problématiques, pour autant que, comme déjà dit, le processus même de créolisation, de quelque façon qu’on le théorise par ailleurs, aurait dû conduire à une fréquence significativement supérieure des « phrases nominales » ».
Bien qu’elles aient pris naissance dans des conditions particulières et qu’elles continuent à être minorées et dénigrées même par ceux et celles qui les parlent comme langues premières, les langues créoles sont des langues comme toutes les autres et nul linguiste ne le conteste. Nous venons de voir que la simple question de « l’absence » du verbe français être en créole peut déboucher sur des interrogations et des analyses extrêmement compliquées. Toute langue humaine est une structure et cette structure n’est jamais simple. La linguistique, en tant que science du langage et des langues, nous donne les outils théoriques pour les analyser et les comprendre mieux. Mon rôle en tant que linguiste natif spécialisé en créolistique est de vulgariser cette science dans ma communauté créolo-francophone afin de permettre à mes compatriotes de bien comprendre les enjeux et les défis de la question des langues en Haïti.
Références citées
DeGraff, Michel (2007) Kreyòl Ayisyen, or Haitian Creole (Creole French). In Comparative Creole Syntax: Parallel Outlines of 18 Creole Grammars. John Holm & Peter L. Patrick (eds.) 101-126. London: Battlebridge.
Deprez, Viviane (2003). “Haitian Creole se: a copula, a pronoun, both or neither? On the double life of a functional head” In Recent development in Creole studies. D. Adone (ed.) p. 135-173. Tubingen: Max Niemeyer Verlag.
Gadelii, Karl (2007) Les phrases copulatives dans les créoles français. In Grammaires créoles et grammaire comparative. Sous la direction de Karl Gadelii et Anne Zribi-Hertz. p. 209-236 Paris : Presses Universitaires de Vincennes.
Khim, Alain (2007). « Etre » créole : Pourquoi la copule est-elle visible dans les langues créoles ? In Grammaires créoles et grammaire comparative. Sous la direction de Karl Gadelii et Anne Zribi-Hertz. p. 237-276. Paris : Presses Universitaires de Vincennes.
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