(3ème et dernière partie)
Est-il vrai, comme l’a suggéré dernièrement un internaute haïtien qui débattait de la question des langues en Haïti sur un forum de discussion haïtien très visité, que les questions linguistiques ne sont pas importantes ? Étant linguiste de formation, je ne partage absolument pas une telle opinion mais combien de lecteurs haïtiens, vu les émotions que soulèvent les questions de langues et la coloration particulière que ces questions génèrent en Haïti ou dans la diaspora, auront tendance à se rallier à une telle proposition ? D’autre part, dans la mesure où tout être humain possède une faculté spéciale pour le langage qu’il ne partage, semble-t-il, avec aucun être vivant, nous parlons tous une langue et nous croyons tous que nous avons le droit de donner notre opinion sur notre langue ou sur toute autre langue. En partie, c’est vrai. La langue n’est le monopole de personne. Mais, il existe aussi une réflexion systématique sur la langue menée depuis des millénaires et entreprise scientifiquement depuis au moins une centaine d’années par des érudits et des chercheurs qui consacrent leurs vies à une telle activité. La science dont ils se servent pour entreprendre cette activité s’appelle la linguistique. Et toute personne qui veut consacrer une réflexion systématique sur la langue se doit de tenir compte de cette science.
Dire que les questions linguistiques ne sont pas importantes équivaut à un mépris suprême pour la faculté essentielle qui nous distingue des autres animaux : la faculté de langage. Mais c’est aussi un mépris manifeste envers les sociétés dans lesquelles ces langues sont parlées. Car le côté interne de la langue est toujours doublé de son côté externe, c’est-à-dire social. Une langue est plusieurs choses à la fois. C’est une institution sociale : comment pourrions-nous communiquer avec nos semblables dans la société où nous vivons, que nous développons…si nous n’avions pas un moyen de communication ? Ce moyen de communication nous rapproche et nous éloigne en même temps car il révèle nos divisions, nos haines, nos peurs, nos amours…Le Canada, plus spécifiquement la province du Québec où s’opposent l’anglais et le français ; la Belgique, plus spécifiquement les Flamands et les francophones, sont des exemples classiques qu’on cite souvent. En fait, à l’intérieur de la même langue, il se produit souvent des conflits de pouvoir qui prennent naissance soit de la géographie, soit des luttes de classe, soit du genre des locuteurs (hommes vs femmes).
Une langue est aussi un « véhicule pour l’expression littéraire ». Dans les sociétés qui utilisent l’écriture, les humains s’en servent pour réfléchir sur les sentiments, la condition humaine, leurs croyances religieuses, le savoir. Certains la manipulent jusqu’à en tirer de véritables œuvres d’art. Ils peuvent à partir de là raconter l’aventure humaine sous forme de fiction qui peut durer des siècles et émerveiller des générations. La littérature est un part à part entière basé sur ce que nous faisons à partir des mots, donc de la langue.
Une langue est aussi l’instrument par excellence avec lequel nous exprimons notre pensée. Existe-t-il une pensée sans langue ? On a dit que la langue que nous parlons influence grandement la façon dont nous pensons. Il existe même une célèbre version de cette hypothèse connue sous le nom de l’hypothèse Whorf-Sapir selon laquelle les langues varient dans la façon dont elles dissèquent sémantiquement le monde et la structure de la langue qu’on parle influence la façon dont on comprend le monde qui nous entoure. Cette hypothèse a eu son heure de gloire pendant assez longtemps mais les récentes recherches en sciences cognitives ont sérieusement questionné la validité d’une telle hypothèse. Dans quelle mesure une langue donnée influence vraiment la pensée de ses locuteurs ?
Dans ces conditions, comment peut-on sérieusement dire que les questions linguistiques ne sont pas importantes. Même en s’en tenant uniquement à la tarte à la crème de la plupart de mes compatriotes selon laquelle la langue est un instrument de communication, on ne peut pas dire que les questions linguistiques ne sont pas importantes. A moins qu’on n’ait aucune idée de la situation linguistique en Haïti et des conséquences qu’elle a eu sur la société haïtienne et les locuteurs haïtiens. On ne peut pas comprendre cette haine violente de la langue créole haïtienne chez certains locuteurs haïtiens si on ne saisit pas l’histoire de la langue créole haïtienne et la pertinence des questions linguistiques dans la société haïtienne. En Haïti, les problèmes linguistiques sont les problèmes de tout le monde et les problèmes de tout le monde sont des problèmes linguistiques.
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