Y-a-t-il « une question du créole » en Haïti et peut-être même parmi les locuteurs de la diaspora haïtienne en Amérique du Nord ? (Numériquement, cette diaspora est la plus importante mais elle n’est pas la seule, bien sûr). Si oui, en quoi consiste-t-elle et quelle réponse apporter à cette question ? Dans cette mise au point, ma position sera exprimée non seulement en tant que locuteur natif de la langue créole haïtienne mais aussi en tant que linguiste de formation examinant les questions de langue et de langage systématiquement et scientifiquement. Finalement, est-il vrai que les questions linguistiques ne sont pas importantes, comme le suggère un internaute dont le texte a paru sur le forum de discussion de Haitian Politics ?
Il existe une « question du créole » dans pratiquement toutes les sociétés insulaires des Caraïbes et de l’Océan Indien qui ont été colonisées par les Européens à partir du 16ème siècle. Ces Européens introduisirent dans ces sociétés des Africains capturés en Afrique et réduits en esclavage pour travailler dans des plantations de café ou de canne à sucre. Ces sociétés ont été construites sur un mode délibérément hiérarchique où les Européens tenaient le haut du pavé tandis que les Africains étaient réduits à l’état de sous-hommes. Le départ des Européens et l’émergence des sociétés post-coloniales n’ont pas contribué à modifier considérablement les structures de ces sociétés insulaires. Les langues en particulier, véritables marqueurs sociaux, ont continué à jouer leurs rôles, avec la langue européenne (français, anglais) utilisée par les classes dominantes et la langue locale appelée « créole » dans la Caraïbe francophone, « patwa » dans la Caraïbe anglophone utilisée largement par les classes dominées. Il nous faut définir maintenant ce que nous appelons « créole ». Les créoles (à base lexicale française) sont des langues qui ont pris naissance dans des sociétés insulaires des Caraïbes et de l’Océan Indien durant les colonisations françaises des 17ème et 18ème siècles à la suite de communications de nature orale entre maîtres et esclaves. Au début des colonisations européennes, le terme « créole » originellement de l’espagnol « criollo » a désigné tout ce qui venait des îles par opposition à tout ce qui venait de la métropole. Il ne désignait pas encore des langues mais des produits locaux. Un peu plus tard, il en arrive à désigner les esclaves nés aux îles et élevés dans les habitations, donc largement acculturés à la structure sociale de la colonie, par opposition aux esclaves dits bossales, nés en Afrique, transplantés dans les colonies et peu au courant des habitudes coloniales. Beaucoup de colons esclavagistes s’en remettaient à ces esclaves créoles pour acculturer linguistiquement les « bossales » qui ne parlaient pas les langues en usage dans la colonie. Certains chercheurs ont lu la situation ethnique et socio-politique de la société haïtienne à la lumière de cette division en proposant que nos paysans actuels seraient les descendants des « esclaves bossales » de Saint-Domingue. C’est l’une des thèses que développe l’anthropologue français Gérard Barthélemy disparu récemment, dans son classique « Le pays en dehors ».
Avec un tel passé, comment ne pourrait-on pas faire face à une question du créole ? D’ailleurs, Haïti n’est pas le seul territoire des Caraïbes à y faire face. A un degré moindre, la Martinique, la Guadeloupe, et la Guyane (française) font face aussi à cette question malgré leur statut de « Département d’Outre-mer (DOM)». D’une manière générale, la question du créole rejoint les questions contemporaines d’identité post-coloniale si dominantes à notre époque. La langue est devenue l’aune à laquelle on mesure les singularités culturelles, les rapports tenaces entre culture et mémoire. Comment les sociétés post-coloniales des Antilles ou d’Haïti par exemple, peuvent-elles faire table rase d’une réalité qui leur rappelle nuit et jour leur passé, leur singularité, dans un monde qui n’en finit pas de leur dire qu’il ne veut pas d’eux. La question du créole c’est la persistance d’une langue et de son capital identitaire que l’idéologie dominante s’acharne à minoriser et à dévaloriser mais qui refuse de mourir. En fait, sur le plan strictement linguistique (systèmes phonologique, morphosyntaxique et lexical) rien ne rend les langues créoles inférieures aux autres langues. C’est seulement sur le plan social, donc idéologique, qu’il tend à être dévalorisé. Mais, que ce soit dans les DOM ou en Haïti, les langues créoles ont fait des percées remarquables qui leur ont permis de pénétrer des domaines d’usage traditionnellement réservés au seul français.
Alors, quelle réponse accorder à « la question du créole » ? Tout d’abord, il s’agit de poser les vraies questions. Ce n’est pas en s’adonnant à un antagonisme déclaré entre le français et le créole que l’on trouvera les réponses à un problème vieux de plusieurs siècles. En Haïti, comme dans les DOM, le créole a besoin du français. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire table rase d’une langue, le français, qui nous est indispensable dans les grandes instances internationales. D’autant plus qu’elle fait partie aussi de notre mémoire collective et de notre héritage culturel. Il est vrai qu’à travers les siècles, dans notre histoire de peuple, nos différentes classes dominantes l’ont monopolisée à leur compte et ont exclu les classes dominées de la possibilité de l’acquérir. Mais le temps est venu pour les gouvernements haïtiens de prendre conscience de cette nécessité et de réparer une injustice plusieurs fois centenaire. Plus généralement, les locuteurs haïtiens ont besoin de la seule langue qui leur est native, dont ils se servent et qu’ils maîtrisent depuis l’enfance. A long terme, Haïti devrait jouir d’un bilinguisme éclairé français-créole si nous mettons au point des structures éducatives performantes et raisonnables. Sinon, ce sera la porte ouverte aux manipulations de toutes sortes et aux propositions irréalistes venues de ceux qui n’en finissent pas de commettre des bévues énormes.
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