Apparemment, il existe aussi « une question du créole » dans la diaspora haïtienne et particulièrement parmi celle qui vit en Amérique du Nord. Il suffit de lire les réactions des internautes quand le sujet du créole est posé dans les forums de discussion. Certaines de ces réactions sont assez violentes (« le créole nous isole » ; « ce n’est pas une langue » ; « il est à la base de notre retard économique » ; « il n’a pas de grammaire » ; « c’est une langue d’analphabètes » ; « faisons le deuil du mot créole »…) Il est important de souligner que la plupart de ces types de réactions des internautes proviennent des immigrants de la première génération (c’est-à-dire ceux qui sont nés et élevés en Haïti et qui sont arrivés aux États-unis à l’âge adulte). La deuxième génération (c’est-à-dire ceux qui sont nés et élevés aux États-unis ou qui s’y sont établis à un âge tendre, entre 3 et 10 ans) s’implique rarement dans la question du créole soit parce que certains ne parlent pas couramment cette langue –même si plusieurs la comprennent plus ou moins – soit parce que leur intérêt général pour le créole est très faible et qu’ils s’en remettent entièrement à l’anglais qui est devenu leur langue dominante.
Le fait que la plupart des réactions à la question du créole proviennent des immigrants haïtiens de la première génération n’a pas de quoi nous surprendre. Les communautés diasporiques haïtiennes – comme d’ailleurs toutes les autres communautés immigrantes – ont apporté avec elles dans l’émigration les principaux aspects de leur culture insulaire et la question du créole a toujours été l’une des constantes du débat social en Haïti. Il est tout de même étrange de constater que dans une société nord-américaine fortement marquée par les questions d’identité nationale et d’immigration où les individus mettent un point d’honneur à afficher leurs particularités ethniques et linguistiques, un certain nombre d’Haïtiens continuent de mettre en avant des réflexes construits dans le cadre de la société insulaire et de ses problèmes. Comment expliquer que ces immigrants haïtiens se soient complu dans le rôle de l’Autre qui leur est assigné par la société américaine (blanche ou noire) ? Même quand ils ne crachent pas ouvertement sur leur langue maternelle, certains immigrants haïtiens de la première génération ne se privent pas de traiter le créole comme un outil de communication de seconde zone. Ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir qu’il existe une orthographe officielle de la langue créole haïtienne, des dictionnaires du créole systématiquement élaborés, des études linguistiques scientifiques et sophistiquées sur le créole haïtien ou d’autres langues créoles parlées par d’autres locuteurs…Il existe même une tendance qui se développe de plus en plus chez certains locuteurs haïtiens de la première génération et qui consiste à allier une minoration du créole à une diabolisation de la langue française, les deux présentés comme les responsables du retard économique et d’un soi-disant isolement d’Haïti dans la Caraïbe.
Ce sont les membres de la seconde génération immigrante haïtienne qui ont redéfini les règles du jeu dans la perception de la communauté diasporique haïtienne en Amérique du Nord. Cette perception a été si solidement ancrée dans l’imaginaire américain qu’il faudra du temps pour que les Américains (blancs et noirs) s’en débarrassent complètement. Cependant, les premières évolutions se font jour et elles sont perceptibles à travers la langue notamment. Grâce au rapprochement de plus en plus clair entre les jeunes américains (surtout noirs) et les jeunes de la seconde génération immigrante haïtienne, la langue créole haïtienne commence à faire doucement son petit bonhomme de chemin dans les communautés africaines-américaines des grandes villes des États-unis sous la forme d’expressions typiques haïtiennes. La langue aussi sert de point de repère à identifier la culture haïtienne quand on n’hésite pas à afficher ouvertement des phrases haïtiennes, des annonces haïtiennes, des drapeaux aux couleurs haïtiennes dans des endroits publics. Ces manifestations identitaires ne se produisaient pas dans les années 1970 et 1980 dans une ville comme New York par exemple qui était déjà assez fortement haïtianisée. Elles sont monnaie courante de nos jours que ce soit à NY, Miami ou Boston. Phénomènes de mode ou pas, elles témoignent sûrement d’une certaine évolution dans les esprits.
Est-ce à dire que « la question du créole » occupe une place privilégiée dans les préoccupations des membres de la seconde génération immigrante haïtienne? En l’absence de toute recherche systématique sur cette question, je me garde bien d’y répondre d’une manière catégorique. Cependant, la langue conçue comme validation d’une certaine identité ethnique demeure une question délicate à laquelle la plupart des membres de la seconde génération ont du avoir à faire face. Est-on haïtien ou sera-t-on considéré comme haïtien quand on ne parle pas créole haïtien ? Toute une partie des membres de cette seconde génération ont été élevés par leurs parents sans aucune mention assumée de leurs origines haïtiennes et de la langue créole. Beaucoup de ces parents s’attachaient résolument à parler anglais avec leurs enfants même si le niveau d’anglais de ces parents était très pauvre. Néanmoins, dans la majorité des cas, ces enfants allaient acquérir une compétence limitée ou passive de la langue maternelle de leurs parents grâce à leurs grands-parents avec lesquels ils ont grandi ou grâce à l’usage quotidien de cette langue qui était fait autour d’eux à la maison. Arrivés à l’université où la question de la langue et de la diversité culturelle dans la société multiethnique américaine est prédominante, ils ont du faire face de nouveau à « la question du créole ». Leurs réponses ne seront pas collectives.
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