Quand j’ai commencé à rédiger ma chronique « Du côté de chez Hugues » pour l’hebdo Haitian Times, mon objectif était tout simplement de livrer mes opinions, mes sentiments et mes réflexions sur les langues en usage chez les Haïtiens (je suis linguiste de formation), sur les immenses problèmes auxquels font face mes compatriotes dans l’émigration, sur l’évolution de la littérature haïtienne dans la diaspora ou en Haïti même sous forme de recensions d’ouvrages de Marie-Célie Agnant, de Jean-Claude Charles, de Louis-Philippe Dalembert, d’Edwidge Danticat, de Joël Desrosiers, de Dany Laferrière, de Yannick Lahens, de Robert Large, d’Emile Ollivier, de Lyonel Trouillot, de Gary Victor… La lecture de ces écrivains m’a procuré des satisfactions littéraires de taille et je relis ce mois-ci l’œuvre de fiction d’Emile Ollivier que je considère comme l’un des tout premiers écrivains haïtiens francophones.
Petit à petit cependant, mes chroniques ont évolué jusqu’à devenir d’abord et surtout le lieu de défense et de vulgarisation de la créolistique, des langues créoles en général et du créole haïtien en particulier. Malgré l’émergence de quelques zigs haineux, j’ai été rassuré de découvrir quelques solides amitiés sur le Net qui m’ont soutenu, encouragé constamment et réconforté lorsque les zigs haineux dépassaient vraiment la mesure. Je voudrais remercier de tout cœur ces compatriotes dont je ne citerai pas les noms mais qui ne cessent de faire mentir ce vieux proverbe haïtien : « Depi lan Ginen, nèg rayi nèg ».
Je continuerai à échanger avec les camarades qui veulent bien discuter et partager des idées. Car le Net nous offre une formidable occasion de le faire et nous devons en profiter. Mais, qu’on ne s’attende pas à ce que je réponde aux individus haineux qui ne pensent qu’à salir mon nom et poursuivre des objectifs non avoués dont je me suis rendu compte, fort heureusement. Ceux-là, je ne leur répondrai pas, quoi qu’ils disent.
J’ai repris mes vieilles habitudes d’été. Quand je ne voyage pas, tôt le matin, je chausse mes baskets, fais de la marche pendant au moins quatre-vingt-dix minutes, prends une bonne douche froide et relis mes écrivains favoris. Ces jours-ci, comme je l’ai dit plus haut, je relis Emile Ollivier. Plus exactement, son premier roman qui a été publié en France, Mère-Solitude (Albin Michel, 1983). Savez-vous que ce roman a été refusé par une célèbre maison d’édition parisienne dont l’agent a copieusement traité Ollivier dans la lettre de refus qu’il lui a adressée ? Je devine qu’il a du s’en mordre les doigts plus tard, après que Mère-Solitude a été accepté et publié par Albin Michel avec le succès que l’on sait. Quand j’ai lu ce roman pour la première fois en 1984, un an après sa publication, je l’ai compris d’abord comme un roman policier : la longue quête de l’adolescent Narcès Morelli qui veut à tout prix percer le mystère de la mort de sa mère. Bien sûr, pour moi, ce n’était pas un quelconque roman policier car la poésie douce et tragique qui s’enroulait et se déroulait à travers chaque phrase, chaque expression, se révélait irrésistible. L’utilisation de la première personne ne faisait que renforcer cette profonde proximité, cette implication dans l’histoire ressentie par le lecteur.
Je reste fasciné par ce fragment qui résume la souffrance de l’adolescent Narcès Morelli dans ses rapports avec Trou-Bordet/Port-au-Prince : « Que puis-je dire de ce pays ? Que puis-je dire de cette ville ? Je suis né et j’ai grandi dans cette ville vomie par la mer, coincée par la montagne. Que sais-je de la montagne, sinon son dos de rat pelé, galeux, sa face ravinée ? Aujourd’hui, tel un mendiant assis à l’ombre d’un palmier moribond, le long d’un chemin qui semble ne devoir mener nulle part, la main tendue, j’implore les passants, avec cette même rengaine de ma mémoire perdue : que me soit faite la charité de mon passé, cela vous sera rendu plus tard ! »
Ce passage demeure l’un des plus forts du roman. A travers la recherche du jeune Narcès Morelli sur le sens de la disparition de sa mère Noémie Morelli, se pose la thématique de la Mémoire collective des Haïtiens en général, thématique fondamentale qui organise le roman tout entier. Narcès est aidé dans sa quête par le fidèle domestique Absalon Langommier, véritable mémoire vivante qui révèle un jour à Narcès les secrets fabuleux de sa famille dont l’histoire remonte aux origines lointaines de l’ile. Tout Haïtien né et élevé en Haïti a entendu parler du mythe Antoine Langommier, « voyant extra-lucide » (page 37), personnage de légende qui était doué de la faculté de prévoir des événements à venir. Dans le cas d’Absalon cependant, cette prescience était doublée d’une mémoire qui pouvait remonter le temps dans toute sa longueur.
Mère-Solitude décrit aussi la lutte de classes qui ronge Haïti depuis ses origines. Les Morellis, « métèques de souche douteuse, [qui] a fait pendant longtemps la loi dans ce pays » (page 31) représentent dans le roman l’élite sociale, la vieille aristocratie qui contrôle les destinées d’Haïti depuis toujours. Narcès est le fils batard de Noémie Morelli et d’Edmond Bernissart qui n’a pu épouser Noémie à cause de sa condition sociale.
La grande originalité de Mère-Solitude, c’est l’interférence constante entre « récit » et « discours ». Il n’y a pas de linéarité dans la technique narrative du roman. A partir du « je », le lecteur est transporté d’un plan d’énonciation à un autre. Le lecteur peut interpréter le « je » de deux manières : ce peut être en tant que personnage de récit, ou ce peut être en tant qu’élément du « discours » du narrateur. En fait, parfois, le lecteur n’arrive pas du tout à s’y retrouver. Mais, c’est ce qui fait le charme et la complexité du roman.
J’ai déjà parlé dans cette chronique du plaisir que je ressens à lire le New York Times le week-end. Oh bien sûr, je n’ai pas la prétention de dire que j’arrive à finir la lecture du NYT le dimanche. De la douzaine de sections que le journal met à notre disposition tous les week-ends, je ne lis que 3 ou 4 : la section des recensions (Book Review), le magazine, la section des Sports, et la section The Week in Review. Si vous êtes un grand lecteur du NYT, vous avez certainement remarqué que, depuis le week-end dernier, celui du 26 juin, cette section The Week In Review a été remplacée par une nouvelle, intitulée « Sunday Review ». Elle combine des analyses de nouvelles, (news analysis), la section éditoriale bien sûr, une courte narrative politique sous forme de bande dessinée, et des opinions rédigées par les collaborateurs traditionnels. J’avais lu la semaine précédant le 26 juin une longue page insérée dans le journal annonçant le changement qui allait s’opérer et, malgré mon attachement au traditionnel The Week In Review, je me réjouissais de la nouvelle formule qui allait faire son apparition. Grande fut ma déception dimanche dernier quand je pris connaissance du premier numéro du « Sunday Review ». Tout d’abord, il est d’apparence plutôt terne, il y a trop d’analyses de nouvelles et ont été supprimées certaines de mes sections favorites, comme les interprétations comiques de certaines émissions de télé. En revanche, j’ai été servi sur le plan de l’expression des opinions. Cela m’a quelque peu surpris tout de même car les Américains en général semblent ne pas accorder trop d’importance au journalisme d’opinion, préférant l’univers des « faits » (facts). Mais, comme le dit le Public Editor Arthur Brisbane, « The new Sunday Review reflects a media trend with its tilt toward commentary. » (La nouvelle section Sunday Review reflète une tendance médiatique marquée par un penchant pour les commentaires) [ma traduction]. Plus loin, dans ce même texte, Brisbane cite un journaliste qui affirme que nous vivons l’ « age of the columnist » (le temps du chroniqueur) [ma traduction]. Mais, déjà, des voix se font entendre. Par exemple, celle-ci de Don Tenerowicz de Ellington, Conn. citée par le même Arthur Brisbane : « For clarity, every article needs to be labeled so there is no misunderstanding. The editors need to be diligent that over time opinion does not get included in the news analysis. » (Pour raisons de clarté, chaque article doit être clairement identifié afin qu’il n’y ait pas de malentendu. Les éditeurs doivent s’appliquer consciencieusement pour qu’une page d’opinion ne soit pas incluse dans une page d’analyse de nouvelles) [ma traduction].
Cette constance à poursuivre les faits et rien que les faits certainement fait honneur au journalisme américain, mais l’émergence du journalisme d’opinion dans la presse américaine témoigne aussi que la presse de ce pays a aussi besoin de voix fortes et respectées pour asseoir un point de vue personnel basé sur des faits. C’est pour cela que je parachève toujours ma lecture de l’actualité (internationale, surtout) véhiculée par le New York Times d’une complète lecture de mon inséparable Le Monde.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com