Bien que cette année ait été l’une des pires années que nous ayons connue en tant que peuple (des déchaînements naturels aux déchaînements construits socialement ou politiquement), je tiens à livrer à mes lecteurs, comme je le fais toujours à cette époque, les livres de fiction et de non-fiction qui m’ont le plus marqué. Cette année, il y en a moins que d’habitude mais le plaisir que j’ai éprouvé à les lire reste inaltérable.
1. CREATE DANGEROUSLY. The immigrant artist at work.
Par Edwidge Danticat. Princeton, Princeton University Press, 2010
Dans ce livre, la célèbre écrivaine haïtiano-américaine a rassemblé une série d’essais lus dans des conférences données à Princeton University en mars 2008 ainsi que des textes parus dans divers magazines et revues dont « The New Yorker », « The Progressive », « The Nation », etc. L’essai qui ouvre le livre et qui donne son nom à l’ouvrage raconte l’exécution de Louis Drouin et Marcel Numa le 12 novembre 1964 qui, avec le groupe « Jeune Haïti » avaient osé tenter un débarquement en Haïti pour renverser la dictature de François ‘Papa Doc’ Duvalier. La problématique du livre est contenue dans le titre et le sous-titre. Écrire, selon Danticat, demeure une activité dangereuse à cause du caractère subversif que peut revêtir un texte littéraire. En Haïti, des bibliothèques entières ont été brûlées par des familles craignant pour leurs vies, car le texte écrit peut être cause de mort. Ce livre est une magnifique réflexion sur la condition d’écrivain et de lecteur qui partagent finalement le même sort puisqu’ils sont inséparables l’un de l’autre. C’est aussi une pertinente interrogation sur la place et la situation de l’écrivain immigrant dans son pays d’accueil qui ne cesse de questionner ce qu’il sait de son pays d’origine et de sa terre d’accueil afin de trouver ses véritables marques identitaires.
2. La mémoire aux abois. Roman.
Par Évelyne Trouillot. Paris. Éditions Hoëbeke, 2010.
Ce roman est le deuxième publié par Évelyne Trouillot depuis Rosalie L’infâme publié à Paris en 2003 aux Éditions Dapper. Il fait alterner les voix de deux narratrices évoquant des mémoires douloureuses dans des circonstances pour le moins étranges. L’une est celle de la veuve d’un dictateur d’une île des Caraïbes dont la vie s’écoule inéluctablement dans un hôpital parisien ; l’autre est celle de la jeune assistante médicale qui prend soin d’elle. Le lecteur est ainsi plongé dans deux types d’évocations différentes : celles de la veuve du dictateur qui réécrit à sa manière l’histoire de Quisqueya, l’île des Caraïbes, d’une part ; celles de la jeune assistante médicale d’autre part, qui n’était pas encore née à l’époque de la dictature mais dont la mère lui a laissé des souvenirs dont elle ne peut jamais se débarrasser. Ce livre d’une écriture fine et délicate confirme l’attraction de la romancière pour l’histoire nationale, et dans le cas qui nous occupe, l’histoire politique contemporaine. Mais il permet aussi de faire toute la différence entre le « devoir d’histoire » et le « devoir de mémoire ».
3. Échos en fuite (poèmes)
Par Josaphat-Robert Large
Le chasseur abstrait éditeur, France, 2010.
Échos en fuite se présente comme une succession de poèmes sans titre, sans signes de ponctuation se déroulant à n’en plus finir dans un infini thématique dont les points de repère sont : l’Histoire, la mémoire, l’île maternelle du poète et sa langue qui n’en finit pas de se mélanger à d’autres langues, la musique du passé, « la feuille de son souvenir égratignée par le vent, mangée par le vide » (pg. 69). Ce recueil de Robert Large est un petit bijou d’expression poétique sans grandiloquence, sans clichés, à mi-chemin entre musique et poésie. C’est du lyrisme à l’état pur.
4. Haïti et ses élites. L’interminable dialogue de sourds. (Essais)
Par Jean Casimir
Éditions de l’Université d’État d’Haïti. 2009
L’un des meilleurs livres sur Haïti publiés en 2009 (mais que je n’ai découvert que durant l’été 2010) par le sociologue haïtien Jean Casimir qui fait partie maintenant d’une équipe de recherches « Haïti Lab » à Duke University avec les historiens Laurent Dubois et Deborah Jenson et le linguiste haïtien Jacques Pierre. En lisant ce livre, on comprendra pourquoi la société haïtienne n’a jamais pu démarrer A lire absolument le chapitre 5, pages 89-149, qui a donné son titre au livre.
5. Haïtiens à New York City. Entre Amérique noire et Amérique multiculturelle.
Par Stéphanie Melyon-Reinette. Paris. L’Harmattan, 2009
Ce livre est une excellente recherche de terrain entreprise par une jeune chercheure guadeloupéenne sur les immigrants haïtiens établis dans la ville de New York. Stéphanie Melyon-Reynette s’est « intégrée » pendant quelque temps dans cette communauté haïtienne et a dégagé ses faiblesses (lenteur à s’incorporer en tant que groupe réellement politisé dans le paysage politique et social américain…). Ayant relevé une surabondance terminologique d’une gradation de la couleur épidermique chez les immigrants haïtiens, elle conclut ainsi : « Haïti est une terre de la Caraïbe hors-Caraïbe. On pourrait croire qu’elle baigne dans une autre Caraïbe. Il y a la caribéanité et l’haïtianité. L’érection de ce pays comme première nation nègre, singularisée comme unique aux yeux de ses voisins, y contribue certainement. »
6. Une saison en enfer. Yon sezon matchyavèl.
Traduit en créole haïtien par Benjamin Hebblethwaite, Jacques Pierre et Fabrice Policard
Edité par Benjamin Hebblethwaite et Jacques Pierre.
Paris, L’Harmattan, 2010.
La traduction de la poésie a toujours été une entreprise lourde, indigeste et insatisfaite. En choisissant de traduire en créole haïtien Arthur Rimbaud l’un des poètes français qui ont révolutionné le langage poétique et les critères de lecture de la poésie française, les trois auteurs cités ont pris un risque certain. Ils s’en sont bien tirés toutefois grâce aux principes bien assimilés de la traduction et à leur connaissance de la langue de départ et de la langue d’arrivée. Nulle traduction n’est parfaite mais ils ont fait tout de même un travail exemplaire.
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