Posée de cette façon, cette question qui sert de titre à ma chronique de cette semaine ne soulèvera, je pense, que des réponses positives. Sauf chez ceux/celles qui s’acharnent encore à dire que le créole n’est pas une langue et donc qu’elle ne peut pas être « belle ». Mais ceci est une autre histoire sur laquelle je ferais mieux de ne pas m’attarder. Les réponses positives proviendront, je suppose, de tous les locuteurs haïtiens natifs, de préférence non-spécialistes de la linguistique qui réagissent de façon toute subjective à une interrogation pleinement subjective. Pour le linguiste que je suis, cependant, une telle réaction est hors de question car ce n’est pas mon rôle d’aborder un tel sujet. Je convoque à ma défense le fameux linguiste français contemporain Claude Hagège (2009) qui dit ceci : « Aucun linguiste professionnel n’osera déclarer, dans une réunion savante de chercheurs éminents qu’il trouve une langue belle, ou plus belle qu’une autre. La présente tribune me donne bien d’autres libertés, heureusement ! Je dirai donc que certaines langues m’émeuvent particulièrement par leur beauté. La beauté des langues est, certes, une notion bien subjective. » (pages 55-56).
En effet, le linguiste est le spécialiste qui étudie scientifiquement le langage et les langues. Il s’occupe de décrire les langues à travers une démarche de recherche en linguistique de terrain, d’analyser leur fonctionnement dans le milieu social où elles évoluent, d’établir les corrélations qui peuvent exister entre les variables linguistiques et la stratification sociale générale (classe sociale, occupation professionnelle, éducation, revenus financiers, aspirations personnelles…) Il fait une distinction nette entre langue première (langue maternelle) et langue seconde (langue étrangère). La première est acquise naturellement sans instruction formelle vers l’âge de deux ou trois ans parce que tous les êtres humains sont nés avec la faculté d’acquérir la langue qui est parlée dans leur environnement social ; la seconde est nécessairement apprise, parfois sur le tas, le plus souvent au sein d’une institution scolaire.
Le travail du linguiste ne relève donc pas du traitement du sentiment du beau. Il ne peut pas juger si une langue est « belle » car sa science ne dispose pas d’éléments lui permettant de le faire. Bien que le kreyòl soit ma langue première, je ne peux pas déterminer si elle est « belle ». Je peux tout au plus poser certaines questions telles que : Qu’est-ce qu’une « belle » langue ? Qu’est-ce que le kreyòl ? En quoi le kreyòl est-il une « belle » langue ? De quoi parle-t-on quand on dit que le kreyòl est une « belle » langue ?
Dire d’une langue qu’elle est « belle », c’est évidemment porter sur elle un jugement esthétique qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à un tableau, à une musique, à un coucher de soleil, à une femme…Par définition, ce jugement est relatif. Cette musique ou cette femme que je trouve « belle » peut n’avoir aucun effet sur une autre personne. La relativité du sentiment du beau est une vérité indiscutable. Comment définir la beauté ? Et spécialement la beauté d’une langue ? En fait, par où commencer parmi les trois composantes d’une langue : le système des sons et leur fonctionnement (phonologie/phonétique), le système grammatical (morphologie et syntaxe), ou le système lexical (lexique et sémantique). Par exemple, peut-on montrer que la syntaxe – comprise comme l’ensemble des règles qui gouvernent la façon dont les mots se combinent pour former des phrases dans une langue – d’une langue est « belle » ?
Puisque dans cet article, nous sommes concernés par une langue précise, le kreyòl, il nous faut poser cette question : qu’est-ce que le kreyòl ? Quelle sorte de langue est-il ? Quelle est son histoire ? Le créole haïtien fait partie d’un groupe de langues appelées créoles qui émergèrent dans les Caraïbes entre les 17ème et 18ème siècles à la suite de la colonisation européenne (française, anglaise, espagnole, hollandaise) et de l’esclavage de populations africaines déportées dans le Nouveau Monde. Du contact de langues qui s’ensuivit à Saint-Domingue (ancien nom de la partie occidentale de l’ile d’Hispaniola, partie occidentale connue depuis 1804 sous le nom d’Haïti) entre les colons français dont la langue n’était pas encore standardisée et les esclaves africains locuteurs pour la plupart des langues de la famille du Niger-Congo qui tentaient de s’approprier les variétés dialectales françaises, le créole haïtien se développa en une variété originale où le français devint sa plus importante source lexicale pendant que sa syntaxe s’élabora à partir de sources variées, langues africaines, différents dialectes français. En créolistique, le créole haïtien est identifié comme un créole à base lexicale française ou créole français, à la différence du créole jamaïcain, identifié comme un créole à base lexicale anglaise. Pendant toute son histoire, le créole haïtien a été minoré, dévalorisé, rejeté non seulement par les étrangers mais aussi par une bonne partie de ses propres locuteurs. Il a été qualifié de « patwa », de « mauvais français », de « fransè mawon »…Dans certaines écoles, les élèves qui l’utilisaient étaient pénalisés, et il était mal vu d’en faire usage dans « la bonne société haïtienne ».
Dans ces conditions, il est clair que le kreyòl, pendant une bonne partie de son histoire, n’a pas bénéficié des faveurs d’un sentiment esthétique favorable. Les causes en sont multiples mais on peut retenir les origines sociales du créole, langue identifiée comme moyen d’expression des esclaves (mais le français lui-même n’a pas échappé à cette minoration à ses débuts dans la mesure où, face au latin, langue dominante de l’époque socialement et intellectuellement, le français était considéré comme un parler barbare et vulgaire.) Durant tout le dix-neuvième siècle, très peu d’écrivains haïtiens ont osé écrire en kreyòl et, malgré certaines timides publications créoles au tout début des années 1900, il a fallu attendre la deuxième moitié du 20ème siècle pour voir apparaitre des auteurs haïtiens qui ont choisi résolument d’écrire en kreyòl (Félix Morisseau-Leroy, 1953 ; Franck Fouché, Frankétienne, 1975…). La présence du français, langue de prestige, et socialement dominante bien qu’elle ne soit parlée que par une petite minorité de locuteurs, à côté du kreyòl, langue perçue comme inférieure, même si elle est parlée par tous les locuteurs nés et élevés en Haïti, ne contribue pas à clarifier la situation sociolinguistique en Haïti. Face au kreyòl, c’est le français que la majorité des locuteurs qualifierait de « belle » langue. Ils sont d’ailleurs renforcés dans cette perception quand on sait que traditionnellement, beaucoup de locuteurs à travers le monde attribuent au français ou à l’italien ou à l’espagnol les épithètes de « belle », « mélodieuse », « harmonique », « chantante ».
A quoi font référence les locuteurs haïtiens qui disent que le kreyòl est une « belle » langue ? Raisonnent-ils de la même façon que le locuteur anglophone par exemple qui s’émerveille des intonations chantantes de l’italien ou des « doux accents romantiques » du français quand ils écoutent parler les locuteurs de ces langues ? Autrement dit, y-a-t-il un point de vue esthétique dans leurs déclarations ? Personnellement, j’en doute fort. Quand un locuteur haïtien dit : « Ala yon bèl lang se kreyòl la ! », c’est presque toujours en référence à la subtilité de la langue créole, à sa capacité d’énoncer des vérités particulièrement pertinentes, de démolir des mythes inventés par la culture des classes dominantes pour conserver leurs privilèges sociaux. Il en est ainsi quand on dit « Kreyòl pale, kreyòl konprann » ou « wòch lan dlo pa konn mizè wòch lan solèy » On remarquera que ces deux phrases sont empruntées au domaine des proverbes « qui sont de véritables indicateurs du génie linguistique d’une ethnie donnée » (Bélaise, 2006). Nous ne sommes plus dans le domaine du sentiment du beau ou du jugement esthétique mais d’une démarche philosophique, d’une vision du monde, de la construction d’une langue. Selon le philosophe guadeloupéen Max Bélaise (2006), la langue créole a émergé du fond de la souffrance. Le discours proverbial a donc été construit par et dans la parole et la langue de souffrance. » (Page 43). Pour le locuteur haïtien, le signifié semble primer sur le signifiant. Cela ne veut pas dire que le locuteur ou l’écrivain créole reste fermé à toute recherche du beau dans sa tentative de conquête de la langue, car la fonction poétique du langage se manifeste en créole comme elle se manifeste dans toutes les langues.
Faut-il donc conclure que l’expression « belle langue » (bèl lang) possède une signification différente lorsqu’elle est utilisée en créole ? La question mérite d’être posée quand on sait que c’est une pratique courante dans la sémantique du créole haïtien. On la retrouve en effet dans un grand nombre de mots français ou d’expressions françaises qui prennent un sens tout à fait différent dans l’usage créole. Le cas le plus célèbre est celui du mot « nègre » (nèg) qui perd toute connotation raciale dans son usage créole. Dans cette phrase, Kou m wè li, mwen wè li se nèg lakay, (dès que je l’ai vu, j’ai compris qu’il était un enfant du pays) le mot nèg signifie type, homme et n’a rien à voir avec la sémantique du terme français qui est son mot source. Bien sûr, il faudrait trouver d’autres cas semblables pour confirmer cette évolution de sens.
Références citées
Max Bélaise (2006) Le Discours éthique de la langue proverbiale créole. Paris : Editions Publibook.
Frankétienne (1975) Dezafi. Port-au-Prince : Editions Fardin.
Claude Hagège (2009) Dictionnaire amoureux des langues. Paris : Plon/Odile Jacob.
Félix Morisseau-Leroy (1953) Diakout. Port-au-Prince.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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