Plus fort que les Haïtiens dans l’art de poser de faux problèmes ? Ça n’existe pas, ça n’existe pas ! Il y a un peu plus de deux semaines, le forum Corbett essentiellement anglophone et fréquenté surtout par des Américains, des Anglais, des Haïtiens natifs qui parlent couramment l’anglais… remettait sur le tapis la vieille question de la dénomination de la première langue parlée par tous les Haïtiens (lire mon article « Le retour de la question du nom de la langue parlée par tous les Haïtiens » dans The Haitian Times, semaine du 2 au 9 juin 2010). Cette semaine, c’est au tour de certains internautes des forums francophones/créolophones de soulever une autre question, selon moi, tout aussi ahurissante. En effet, selon ces internautes, les locuteurs haïtiens devraient rejeter le français et choisir l’anglais « pour les échanges prioritaires du pays ». Pour ces internautes, l’anglais serait plus utile « pour nos intérêts », serait « la langue d’avenir », « peut faciliter la création d’un autre « réseau » plus transparent et moins conservateur », est à même de « transformer les attitudes des Haïtiens et créer une nouvelle communauté linguistique ». Le délire atteint son comble quand ce même internaute conclut ainsi : « L’anglais est déjà la langue de la nouvelle bourgeoisie et de tous ceux qui veulent vivre avec dignité et respect. » Je me demande ce qu’une telle phrase peut bien vouloir dire. Comment une langue (en l’occurrence, l’anglais) peut-elle procurer la dignité et le respect à des groupes de locuteurs ?

Venant après la question de la dénomination de la langue première de tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti (kreyòl, pour l’immense majorité des locuteurs haïtiens ; vs « ayisyen » pour une toute petite poignée), la fausse problématique de l’adoption de l’anglais par la société haïtienne, soulevée par ces internautes représente un pas de plus dans les dérives linguistiques auxquelles peuvent conduire l’émotion, l’ignorance des réflexions scientifiques sur les langues humaines et des questions mal posées. Qu’on me comprenne bien : je n’ai pas du tout l’intention de refuser à quiconque le droit d’émettre son opinion à propos de la langue qu’il parle. La langue appartient à tout le monde et tout le monde pense (à juste titre d’ailleurs) qu’il/elle a le droit de réfléchir sur la langue et de formuler des propositions à son égard. Mais, dans le même temps, il existe une discipline universitaire appelée « linguistique » qui s’occupe d’étudier scientifiquement le langage humain et les langues naturelles et qui a accumulé à travers les siècles un ensemble de connaissances dont la plupart ont été testées et reconnues par la communauté des chercheurs dans ce domaine. Pourquoi ceux d’entre nous qui ne sont pas linguistes ne devraient-ils pas profiter de ce savoir et apprendre sur le langage et les langues ?

Avant de commenter directement sur cette fausse problématique de l’adoption de l’anglais par la société haïtienne, je voudrais résumer en simplifiant grandement quelques principes de base auxquels souscrivent les linguistes et qui peuvent nous servir de guide de réflexion :

1. La faculté de langage est innée et universelle chez tous les êtres humains, quelle que soit le territoire où ils ont pris naissance. C’est une structure abstraite (Grammaire Universelle) qui nous permet de comprendre et de parler sans apprentissage formel la langue utilisée sur le territoire où nous avons grandi. Dans toutes les sociétés du monde, tous les enfants âgés d’au moins 3 ans, qui ne sont pas affectés par une quelconque déficience ou anomalie biologique, parlent et comprennent la langue qui est en usage autour d’eux avant d’aller à l’école.

2. Cette langue est leur première langue (appelée aussi langue maternelle ou langue native) et constitue le plus sûr instrument d’expression personnelle, de compréhension et de communication.

3. Quand, entre l’âge de 6-18 ans, nous allons à l’école pour la maîtriser dans ses aspects grammaticaux, littéraires, historiques, communicatifs, etc., nous acquérons ainsi une solide base d’acquisition pour d’autres langues parlées par d’autres sociétés puisque, grâce au langage, les langues humaines présentent des similarités importantes.

A partir de ces principes appliqués au cas haïtien, nous pouvons dire que les Haïtiens, en tant qu’êtres humains, sont nés avec cette faculté de langage grâce à laquelle ils parlent et comprennent la langue qui est en usage autour d’eux, le kreyòl. C’est le kreyòl qui est leur première langue et il jouera un rôle fondamental dans les processus cognitifs dont ils vont se servir toute leur vie pour acquérir toutes sortes de connaissance, pour comprendre le monde autour d’eux et acquérir d’autres langues humaines. Une école en kreyòl constitue le point de départ d’acquisition de connaissances dans la langue que l’Haïtien comprend le mieux. Toute autre langue utilisée sur le territoire n’est que langue seconde ou langue étrangère. Ce n’est pas dans cette langue qu’on apprend ou comprend le mieux. Quand on est dans son pays, il est tout à fait ahurissant qu’on soit forcé d’apprendre dans une langue seconde ou une langue étrangère en tenant compte de tout ce que je viens de rappeler plus haut. On peut apprendre une langue étrangère, on ne doit pas apprendre dans une langue étrangère quand on est dans son propre pays. Que penseriez-vous de cas d’adolescents français ou américains obligés d’apprendre en France ou aux États-unis respectivement le calcul différentiel ou l’histoire ou les mathématiques en chinois ou en allemand alors qu’ils maîtrisent déjà leurs langues natives ? C’est pourtant ce qui se pratique en Haïti depuis au moins deux cents ans et, sauf de rares exceptions, la plupart des gouvernements haïtiens et des classes dominantes haïtiennes n’ont rien fait pour changer une telle situation éducative.

Les défenseurs de l’introduction de l’anglais dans le système éducatif haïtien ne se rendent pas compte qu’ils veulent tout simplement continuer cette tradition d’apprendre dans une langue étrangère, tradition qui a détruit systématiquement l’école haïtienne et retarder le développement intellectuel de plusieurs générations d’Haïtiens. Ce n’est pas à cause du succès à travers les siècles de quelques centaines d’individus haïtiens ayant réussi intellectuellement (et encore faudrait-il questionner la valeur du syntagme « la réussite intellectuelle ») qu’il faudrait passer sous silence les millions d’Haïtiens qui ont abandonné ou l’école primaire ou l’école secondaire parce qu’ils ne comprenaient pas ce qui se faisait. Après tout, la Jamaïque est un état officiellement anglophone avec la grande majorité des locuteurs parlant un créole à base lexicale anglaise. Est-ce que l’anglais depuis la cinquantaine d’années où cette société est indépendante l’a rendue riche, prospère, transparente… ? Sur le plan éducatif, elle souffre largement des mêmes problèmes qui affectent notre société.

(À suivre)

Contactez Hugues Saint-Fort à : Hugo274@aol.com

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