Dans la deuxième partie de ce triptyque (voir Haitian Times www.haitiantimes.com semaine du 16 au 23 juin 2010), j’ai examiné la proposition de ceux qui prônent l’adoption de l’anglais comme langue d’instruction en Haïti. J’ai cité le cas de la Jamaïque, pays officiellement anglophone depuis toujours mais dont les locuteurs ont toujours utilisé un créole à base lexicale anglaise pour leurs communications de tous les jours, un peu comme l’ont toujours fait les locuteurs haïtiens. (avec toutefois quelques légères différences dues à la structure de la situation sociolinguistique jamaïcaine par rapport à celle d’Haïti). Considérant les énormes problèmes auxquels font face un grand nombre d’élèves jamaïcains dans le processus d’acquisition des connaissances à travers une langue, l’anglais, enseignée comme langue maternelle, je me suis demandé pourquoi nous Haïtiens, devrions refaire la même expérience. Il est bien connu qu’un grand nombre d’adolescents jamaïcains dans le système scolaire de la ville de New York éprouvent de sérieuses difficultés à maîtriser l’anglais standard et académique qu’ils ont pourtant appris dans leur pays d’origine pendant 7 ou 8 ans. D’où les questions avec lesquelles j’avais terminé ma chronique : Comment l’anglais serait-il enseigné en Haïti à une population haïtienne qui possède déjà sa propre langue native ? Par les méthodes traditionnelles en tant que langue maternelle, comme on le fait à la Jamaïque et comme on l’a toujours fait pour le français, en Haïti avec les résultats que l’on connaît, dans les deux cas ? Ou en tant que langue seconde (ESL) ?
Si on choisit les méthodologies appliquées dans les situations de langue maternelle, on court à un désastre pédagogique total. Le système scolaire jamaïcain en fait l’expérience depuis une bonne trentaine d’années maintenant. Si on choisit d’enseigner l’anglais aux écoliers haïtiens par les méthodes d’ESL (English as a Second Language), le résultat pourrait être moins catastrophique mais cela risque de déboucher sur :

un bombardement continu de l’anglais et de la culture américaine (radio, télé, vidéoclips…) dans toute la société haïtienne.
une communication forcée en anglais dans toutes les couches de la société haïtienne.
le bannissement total de la langue créole parce qu’il gênerait l’apprentissage de l’anglais. On voit tout de suite ce que cela veut dire. Je rappelle qu’il fut un temps où les Français l’ont tenté en Haïti (vous avez entendu parler du système des jetons utilisé chez les Frères de l’Instruction chrétienne ?).
Tout cela pour renforcer la présence de l’anglais dans la société haïtienne et faire en sorte que les élèves haïtiens soient exposés à la langue anglaise au lieu du français et du créole.

Dans toutes les sociétés, les locuteurs natifs utilisent leur première langue pour acquérir des connaissances, pour réfléchir et trouver des réponses aux problèmes locaux, pour transmettre les traditions et les valeurs de leur société. Autrement dit, la fonction première d’une langue est de servir la collectivité qui l’utilise. Une société qui pense se servir d’une langue qui lui est étrangère afin de résoudre ses problèmes locaux est une société qui court à sa perte. Je n’en connais d’ailleurs pas dans l’histoire des sociétés humaines. Malgré le rayonnement et la fascination de l’anglais qui fonctionne depuis la seconde moitié du 20ème siècle comme la « lingua franca » du monde, l’anglais ne peut résoudre les problèmes locaux et particuliers des sociétés dont il n’est pas la première langue. Les locuteurs de toutes les sociétés possèdent leur propre langue native, c’est-à-dire un système de règles internalisé dès l’âge de 3 ans au moins grâce à cette faculté innée de langage que possèdent tous les êtres humains. C’est à cette langue native qu’ils recourent dès leur petite enfance pour résoudre absolument tous les problèmes qui se sont présentés à eux. Les locuteurs haïtiens n’échappent pas à cette règle universelle.

Il y a plusieurs raisons linguistiques et extralinguistiques qui expliquent l’échec du français dans la société haïtienne. Ce qu’il ne faut pas faire, c’est de retenter la même expérience avec une autre langue étrangère, en l’occurrence l’anglais, pour la transmission de connaissances aux apprenants haïtiens. Il est temps que la langue native des Haïtiens, le kreyòl, devienne aussi la langue d’instruction en Haïti à tous les niveaux. Le linguiste haïtien Yves Déjean, passant en revue ceux qui s’opposent à cette utilisation du kreyòl, écrit ceci: « There are those who indignantly argue that we do not have the right to deprive our fellow citizens of an international language like French. This objection is naïve, to say the least. How can you deprive someone of something they never had? How can you deprive a bald-headed person of hair, or steal a million dollars from somebody who has only one hundred dollars? » (« Il y a ceux qui protestent vivement et disent que nous n’avons pas le droit de priver nos compatriotes d’une langue internationale comme le français. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une objection naïve. Comment peut-on priver quelqu’un de quelque chose qu’il n’a jamais eu ? Comment peut-on priver une personne chauve de ses cheveux, ou voler un million de dollars de quelqu’un qui possède seulement cent dollars ? »).

Ceci dit, je n’ai rien contre les langues étrangères utilisées dans mon pays. Dans une perspective individuelle, le locuteur haïtien serait inspiré d’apprendre autant de langues étrangères qu’il peut, et par-dessus tout, l’anglais et l’espagnol, qui constituent les deux langues dominantes de son environnement géographique, mais aussi le chinois et peut-être l’arabe. Mais, il ne devrait pas pour autant abandonner le français parce que, qu’on le veuille ou non, la société haïtienne a des liens historiques et symboliques avec cette langue.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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