Dans cette deuxième partie, je parlerai des raisons pour lesquelles en Haïti, toute tentative d’apprendre et de transmission de connaissances entreprise par le truchement d’une langue étrangère ou seconde et donc ignorant la langue native des Haïtiens est le plus souvent vouée à l’échec. L’adoption de l’anglais comme langue d’instruction en Haïti que prônent certains internautes, connaitra, selon moi, le même sort que celui qu’a connu le français. Il est temps que les autorités éducatives haïtiennes et le grand public haïtien en général acceptent de se servir systématiquement de leur langue native dans des situations formelles, les institutions scolaires, et tous les espaces de communication publique, à l’oral comme à l’écrit. Qu’il soit clair cependant que je n’ai jamais réclamé le bannissement des deux autres langues, l’anglais et le français, qui ont longtemps fonctionné et fonctionnent encore en Haïti, soit comme langue seconde, soit comme langue étrangère.
Vouloir croire que l’adoption de l’anglais comme langue d’instruction en Haïti va résoudre tous les problèmes relève de la naïveté et d’un simplisme niais. Une langue, quelque soit son rayonnement dans le monde, ne peut jamais à elle seule résoudre les problèmes politiques, économiques, sociaux ou écologiques d’une communauté. Ces derniers relèvent de causes multiples qui n’ont généralement rien à voir avec la langue : les inégalités socio-économiques caractérisées par la répartition disproportionnée du partage des richesses, du pouvoir et du prestige ; la division du travail où certains groupes sont favorisés aux dépens d’autres ; les clivages sociaux qui définissent la structure des classes, les systèmes politiques anti-démocratiques, les lourds héritages coloniaux dans le cas des sociétés post-coloniales…La langue peut reproduire ces instances mais elle n’en est jamais la cause.
Prenons l’exemple de la Jamaïque, la plus connue des sociétés post-coloniales de la Caraïbe anglophone. Dans cette île, l’anglais a toujours été la langue d’instruction utilisée exclusivement dans le système scolaire, et en même temps la langue officielle du pays avant l’indépendance obtenue de l’Angleterre en 1962 et également après cette date. La Jamaïque, à ma connaissance, malgré quelques brefs contacts avec le colonialisme espagnol, a toujours été un pays officiellement anglophone. Dans le même temps, le créole jamaïcain a toujours été aussi la première langue de tous les Jamaïcains nés et élevés dans l’île. Cette situation sociolinguistique a produit un système d’éducation qui rappelle par certains aspects celui d’Haïti. Je m’empresse cependant de signaler tout de suite que l’université des Indes Occidentales (University of the West Indies) à Mona est l’une des toutes premières universités dans la Caraïbe et que certains départements, par la qualité de l’enseignement et de la recherche qui y est dispensée, peuvent rivaliser en compétence avec certaines grandes universités d’Amérique du Nord et d’Europe.

Cependant, malgré les avancées remarquables de la Jamaïque au niveau universitaire, l’anglais, pour ceux qui croient dur comme fer que l’anglais est la solution miracle, n’a pas propulsé ce pays au premier plan. En fait, depuis une trentaine d’années environ, le système scolaire jamaïcain traverse une crise importante à cause justement de la façon dont l’anglais est enseigné. Voici ce que dit Dennis Craig, l’un des plus importants sociolinguistes jamaïcains : « Growth in knowledge about… the West-Indian Creole-English situation coincided with the growth of new nations in the Third World and the international recognition of the need for these new nations to have educational systems that would be fully relevant in each case to the specific national identity, environment, and goals ; part of this recognition implied the need for each child to receive at least his earliest education in the language that was most natural to him : his mother tongue. In the light of this recognition, the fiction, maintained for over a century, that Standard English was the mother tongue of West Indian Creole-speaking or Creole-influenced children could no longer be maintained. One of the first concrete reactions to this recognition was the proposal that the Creole or mesolectal language of children, in officially English-speaking West Indian territories should be used as the language of primary, even if for no other, education… » (l’accumulation des connaissances dans la situation des créoles anglais de la Caraïbe a coïncidé avec la croissance des jeunes nations du Tiers-Monde et la reconnaissance internationale du besoin éprouvé par ces jeunes nations de posséder des systèmes éducatifs qui seraient pleinement pertinents dans chaque cas à l’identité nationale, l’environnement et les objectifs spécifiques. Une partie de cette reconnaissance implique la nécessité pour chaque enfant de recevoir au moins son éducation première dans la langue la plus naturelle for lui : sa langue maternelle. Grâce à cette reconnaissance, la fiction, maintenue pendant plus d’un siècle, que l’anglais standard était la langue maternelle des enfants caribéens créolophones ou influencés par le créole ne pouvait plus être maintenue. L’une des premières réactions concrètes à cette reconnaissance a été la proposition que le créole ou le mésolecte des enfants, dans les territoires caribéens officiellement anglophones, devrait être utilisé comme la langue de l’éducation primaire, même s’il n’est utilisé dans aucune autre situation… » (Ma traduction) (1976 : « Bidialectal Education : Creole and Standard in the West Indies » in : International Journal of the Sociology of Language 8: 93-134).
Remplaçons “l’anglais standard” par le « français standard » et nous aurons exactement la même situation que celle que nous avons en Haïti. D’où la question fondamentale pour ceux qui préconisent l’adoption de l’anglais comme langue d’instruction en Haïti : comment allez-vous enseigner l’anglais à une population qui possède déjà sa propre langue ? En tant que langue maternelle comme on le fait à la Jamaïque et comme on l’a toujours fait en Haïti en ce qui concerne le français? Ou en tant que langue seconde (ESL) ? Quelles seront les conséquences de telle ou telle méthode ? Nous réfléchirons sur ce sujet la semaine prochaine.

(à suivre)

Contacter Hugues St.Fort à : Hugo274@aol.com

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