On assiste ces derniers temps à une prolifération de forums de discussion sur Haïti. J’ai commencé à les fréquenter vers le début des années 2000 en participant à Windows on Haïti (WOH) et le « Corbetlist ». A cette époque, le WOH était en créole et le Corbetlist en anglais (il est toujours en anglais, d’ailleurs). Deux des langues constitutives du répertoire linguistique de la communauté parlante haïtienne dans l’émigration nord-américaine. L’usage de la langue française n’était pas défendu mais il était largement limité. Sur le Corbetlist, cet usage était pratiquement nul. Ceux et celles qui le fréquentaient étaient pour la plupart des universitaires américains et des locuteurs d’origine haïtienne mais qui avaient étudié ou vécu longtemps aux États-unis. Tout naturellement, leur langue d’usage était l’anglais. Aujourd’hui, il existe près d’une dizaine de forums de discussion sur Haïti. Ils donnent une image assez exacte du paysage intellectuel, social, politique, religieux et anthropologique d’Haïti et de sa composante diasporique : Les Haïtiens sont profondément obsédés par la politique haïtienne mais cruellement divisés sur la manière de la conduire, le sentiment religieux connaît chez eux un stade de développement qui frise le ridicule, les luttes de classe et le régionalisme infantile et diviseur sont plus présents que jamais. Mais surtout, ce qui est révélateur, c’est l’importance fondamentale de la question de la langue et de celle du vodou chez les Haïtiens. En tant que linguiste de formation, j’ai été attiré par la situation des deux langues d’usage, le français et la langue créole, dans la communauté parlante haïtienne. Locuteur natif, je vivais presque quotidiennement en Haïti le conflit créole-français et à l’étranger, je pouvais noter aisément les énormes différences linguistiques et sociolinguistiques de mes compatriotes. Mais je ne pouvais imaginer à quel point l’idéologie dominante d’exclusion sociale qui a contribué à forger les comportements sociaux en Haïti pouvait continuer son rôle dévastateur dans la communauté parlante haïtienne de l’émigration.
Le « Forum Culturel haïtien » est l’un de ces nouveaux forums de discussion sur Haïti qui a émergé vers la fin des années 2000. Il attire pas mal de nouveaux venus désireux de faire entendre leurs idées et avec le vénérable « Haitian Politics » (HP), il constitue l’endroit rêvé pour prendre le pouls de la communauté haïtienne. Dernièrement, il s’est passé un fait remarquable. Le célèbre réalisateur haïtien Raoul Peck (L’homme sur les quais, Lumumba, Sometime in April…) avait adressé sur le Forum culturel une lettre à une parlementaire haïtienne qui se plaignait d’une entreprise de « désacralisation » de la Citadelle Henri Christophe par l’équipe de tournage d’un film de Raoul Peck sur Henri Christophe. Dans cette lettre, Peck avait voulu faire le point sur les critiques de la parlementaire. Après la réponse de la parlementaire à M. Peck sur le Forum culturel, un intervenant s’est empressé d’attaquer vivement la parlementaire en question non pas sur le contenu de sa réponse mais sur les nombreuses fautes grammaticales qui seraient contenues dans cette lettre. L’affaire a fait grand bruit. La majorité des intervenants sur cette question s’est révoltée contre le « puriste » agresseur mais une minorité a défendu l’intervenant puriste qui lui-même, malgré cette levée de boucliers contre lui, a maintenu sa position en plaidant « Pour une culture d’excellence ».
Cet incident peut paraître futile à quelqu’un qui regarde Haïti de l’extérieur. En réalité, des incidents de ce genre sont monnaie courante dans la société haïtienne où certains groupes sociaux vouent un attachement sans pareil à la langue française. Un ami me racontait récemment qu’un de ses copains se confiait à lui au sujet de la froideur que lui manifestait un de ses anciens camarades en lui disant ceci : « M pa konnen sa m fè msye : m pa joure manman li ni m pa korije fot franse li. » (Je ne sais pas ce qu’il me reproche car je n’ai ni insulté sa mère, ni corrigé ses fautes de français). Témoignage qui en dit long sur les préférences haïtiennes dont on connaît l’attachement et le respect absolu qu’ils portent à leurs mères.
En fait, l’intervention du puriste révèle quelque chose de plus profond : ce que donne un système éducatif qui a érigé la langue française comme unique valeur linguistique et sociolinguistique, rejetant avec dégoût et dérision tous ceux qui ne maîtrisent pas cette langue. En Haïti, la langue est un formidable marqueur de classes sociales. Les monolingues créoles l’apprennent tous les jours à leurs dépens mais les semi-bilingues ne sont pas épargnés non plus. L’usage des langues ou plutôt l’usage du français dans la société haïtienne est régi strictement par le prescriptivisme linguistique, c’est-à-dire une approche qui énonce les règles de la correction linguistique et insiste sur la façon dont la langue doit être utilisée. Cependant, l’autre langue en usage en Haïti, la langue créole, n’est jamais soumise à ce prescriptivisme linguistique. Pourquoi cette question de la langue a-t-elle rebondi dans les forums de discussion sur Haïti ? Nous examinerons cela dans la deuxième partie de cette série.
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