S’il est confirmé que le document de la déclaration d’indépendance d’Haïti retrouvé en février dernier dans les archives nationales britanniques est une pièce authentique, nous serions alors en face d’un « trésor national ». Le gouvernement haïtien serait alors en droit d’engager des négociations avec le gouvernement britannique pour que ce dernier restitue ce trésor national à la nation haïtienne. Je ne sais pas s’il existe un code du patrimoine au ministère haïtien de la Culture qui définit précisément ce qu’est un trésor national. Je proposerai donc ma propre définition de « trésor national » qui vaudra ce qu’elle vaut. J’appelle « trésor national » des biens culturels et historiques qui sont dotés d’un intérêt majeur pour le patrimoine national car ils sont constitutifs de la nation elle-même et servent à l’éducation du public et des générations futures.

Le document officiel de la déclaration d’indépendance d’Haïti possède une valeur de trésor national et n’aurait jamais du quitter le sol national. C’est un bien culturel qui représente le plus clair témoignage de la volonté d’un peuple « de jouir d’une liberté consacrée par [son] sang » et de « combattre jusqu’au dernier soupir pour l’indépendance ». C’est surtout un bien historique qui fit passer une colonie au statut d’État nouvellement indépendant.

Selon le New York Times du 31 mars 2010, c’est une doctorante canadienne à Duke University, Julia Gaffield, qui a retrouvé ce document dans les archives nationales britanniques. Comment a-t-il pu atterrir dans les archives britanniques ? Le quotidien américain USA TODAY dans son édition du 1er avril 2010 explique que le nouveau gouvernement haïtien d’alors, préoccupé des menaces d’invasion de la jeune république, avait toutefois pris soin de faire parvenir des exemplaires à certains gouvernements étrangers, dont un au Gouverneur colonial de la Jamaïque, Sir George Nugent qui l’expédia à ses supérieurs à Londres. De là sa présence dans les archives nationales britanniques. Rappelons qu’à cette époque l’Angleterre, en tant qu’ennemie jurée de la France, entretenait d’assez bonnes relations avec les révolutionnaires haïtiens.

La découverte de ce document revêt une importance d’autant plus remarquable qu’elle arrive à un moment où s’agitent des rumeurs insistantes de « mise sous tutelle » d’Haïti qui aurait échoué au cours de son long apprentissage de gouvernance. D’autre part, la nouvelle de cette découverte prend place le jour même d’une importante conférence des « pays donateurs », c’est-à-dire ceux qui ont décidé d’apporter une aide financière à Haïti après le terrible tremblement de terre dont elle a été victime. Étrange coïncidence tout de même !

De toute façon, quelque soit le bout par lequel on prend cette découverte, sa valeur semble assez symbolique. On savait tous que ce document existait quelque part même si on n’arrivait pas à lui mettre la main dessus. Le fait qu’il ait été localisé maintenant ne change rien à sa problématique car il est toujours hors d’Haïti. La première priorité est que le gouvernement britannique le restitue au gouvernement haïtien pour les raisons que j’ai énoncées plus haut.

Cependant, l’actualité de ce document fournit aussi l’occasion aux historiens et aux politologues d’évaluer la créativité politique des nouveaux chefs haïtiens. Comment Dessalines et les généraux haïtiens pour la plupart anciens esclaves mais devenus du jour au lendemain (1791-1804) en charge d’une jeune et nouvelle nation allaient-ils mettre sur pied leur compréhension éthique, théorique et pratique de la politique ? Comment arriveront-ils à résoudre un problème formidable, qui est d’ailleurs universel et aussi vieux que les sociétés humaines : la réconciliation de la liberté et de l’autorité ? Pratiquement, tous les grands révolutionnaires se sont cassé les dents dessus : les français après 1789, les russes après la révolution d’octobre 1917 etc. Dans le cas haïtien, le problème était immense : en toile de fond, il y avait celui-ci : comment mettre sur pied un État de citoyens responsables en mesure de comprendre et de répondre dans l’intérêt du pays aux problèmes particuliers à la nouvelle nation, d’ordre social, politique, et économique ? Dès le départ, c’était la question agraire qui allait donner le ton aux conflits sociaux. La compétition dans l’accès à la terre dressait d’un côté les esclaves nés en Afrique, (les Africains) connus aussi sous le nom de « bossales » et de l’autre, les anciens esclaves « créoles » avec les « anciens libres » constitués par les affranchis noirs (Noirs libres) ou mulâtres. (Gérard Barthélemy : Aux origines d’Haïti : « Africains » et paysans p.103-120 in Haïti : première république noire, sous la direction de Marcel Dorigny, 2003 Société française d’histoire d’outre-mer). Le parti-pris de Dessalines pour les bossales et contre les anciens affranchis noirs et mulâtres (Et les Noirs dont les pères sont en Afrique et qui n’auront donc rien ! …prenez garde à vous, Nègres et mulâtres…) dans le fameux discours de 1805 précipita son assassinat.

L’État haïtien remplaça le colon français dans le contrôle permanent de la terre. Cette question va constituer le cauchemar des choix et de la gestion politiques de tous les gouvernements haïtiens. En plus de la question de la nature de la production agricole, il y avait ce problème fondamental : fallait-il produire pour l’usage local comme le voulaient les petits propriétaires attachés à leurs jardins ? Où fallait-il produire pour exporter, comme le voulaient les grands propriétaires terriens, remettant ainsi en marche le système des grandes plantations qui avait fait le bonheur et les richesses de la colonie de Saint-Domingue ?

Ces problèmes se dessinaient avant la déclaration d’indépendance mais Dessalines choisit dans son discours d’adopter un contenu qui reste un modèle de rhétorique au goût du jour, c’est-à-dire l’exaltation de la liberté, la demande de vengeance des épouses, maris, frères, sœurs, enfants sur des colons sanguinaires « Qu’attendez-vous pour appaiser [sic] leurs mânes ; songez que vous avez voulu que vos restes reposassent auprès de ceux de vos pères, quand vous avez chassé la tyrannie ; descendrez-vous dans leurs tombes, sans les avoir vengés ? Non, leurs ossements repousseraient les vôtres. »

Aux généraux présents, il s’adresse en ces termes : « …sachez que vous n’avez rien fait, si vous ne donnez aux nations un exemple terrible, mais juste, de la vengeance que doit exercer un peuple fier d’avoir recouvré sa liberté, et jaloux de la maintenir ; effrayons tous ceux qui oseraient tenter de nous la ravir encore : commençons par les français… »

Il faut tout de suite remarquer que Dessalines prend soin de préciser qu’il ne préconise pas une révolution régionale d’esclaves : « Gardons-nous cependant que l’esprit de prosélitisme[sic] ne détruise notre ouvrage ; laissons en paix respirer nos voisins, qu’ils vivent paisiblement sous l’égide des lois qu’ils se sont faites, et n’allons pas, boutes-feu révolutionnaires, nous ériger en législateurs des Antilles, faire consister notre gloire à troubler le repos des Isles qui nous avoisinent… »

Je n’ai relevé aucun passage de ce fameux discours où Dessalines évoque même brièvement ces problèmes que nous avons évoqués plus haut. Était-ce parce que le moment ne s’y prêtait pas ? De toute façon, la suite des événements nous a montré qu’il était conscient du problème et que lorsqu’il s’y est attaqué clairement et à voix haute, cela a causé sa perte. Y-a-t-il une leçon ici pour nos hommes d’État ? Ma réponse : quand on est homme d’État, on ne doit jamais craindre d’appeler un chat un chat.

Contactez Hugues St.Fort à : Hugo274@aol.com

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