Ma chronique de cette semaine est consacrée pour une fois aux élections de 2010 qui vont se dérouler en Haïti dans moins de quarante-huit heures. Pendant toute la campagne électorale en Haïti qui a été intensément relayée sur les sites de discussion haïtiens, jamais je ne me suis permis d’intervenir. J’ai pourtant suivi comme tout le monde le déroulement de la politique politicienne en Haïti, ses coups fourrés, ses flagorneries, les grandiloquences de ses acteurs, la culture de l’incompétence et de la démagogie la plus navrante. Bien que je n’aie pas le droit de participer à ces élections puisque j’ai acquis une nationalité étrangère, je ne puis tout de même m’empêcher de réfléchir à la descente aux enfers de mon pays natal.
Je ne me fais aucune illusion sur la capacité du vainqueur de ces élections, quelqu’il /elle soit, à sortir Haïti de l’abîme où elle a été précipitée. Personne ne me fera croire qu’une élection aura le pouvoir de changer Haïti. Après le désastre sans précédent du 12 janvier 2010, la société haïtienne doit faire face maintenant à une épidémie de choléra, maladie qui, d’après des historiens spécialisés en études sociales haïtiennes (Deborah Jenson, de Haïti Lab à Duke University) a longtemps été inconnue en Haïti. A voir la rage et l’intensité avec lesquelles une quinzaine de candidats se battent pour la conquête du pouvoir, on aurait dit qu’ils ont tous la clé du relèvement du pays. Rien n’est plus faux.
L’histoire d’Haïti est une histoire pathétique. C’est un problème presque insoluble. Théoriquement, elle s’aligne avec quelques légères variantes sur le modèle des anciennes colonies africaines ou de l’Amérique latine où une minuscule classe dominante contrôle le capital, jouit de tous les privilèges sociaux et pratique l’exclusion, la violence, l’injustice, l’exploitation. Ce qui est particulier à Haïti, c’est le soutien inconditionnel que ses élites ont reçu des forces conservatrices américaines depuis la fin des années 1950 avec l’élection de François Duvalier, la violence sans pareille de ses forces armées, l’absence totale d’une vision de développement de la société haïtienne de la part de ses hommes d’état et surtout les divisions sociales internes qui ont miné le pays (noirs vs mulâtres, créoles vs bossales, vodou vs chrétiens…) dans ses profondeurs et constituent un héritage sociopolitique incontournable. Plusieurs sociétés de l’Amérique latine partagent avec Haïti au moins l’une de ses caractéristiques que je viens d’évoquer mais aucune ne les rassemble toutes.
Après la chute du président Aristide en 2004 et la menace d’un chaos total dans lequel les forces d’extrême-droite désireuses de reprendre le pouvoir auraient plongé le pays, certaines puissances dites « amies d’Haïti » ont dépêché en vitesse une « force de stabilisation » des Nations Unies, appelée la MINUSTHA, pour soit disant garantir l’ordre et la sécurité. Ironiquement, l’arrivée de cette force des Nations Unies a coïncidé avec l’une des périodes les plus troublées de l’histoire sociale contemporaine d’Haïti où se succédèrent avec une violence sanglante des enlèvements de personnes, des viols, et des crimes de toutes sortes. Curieusement, il est permis aussi de dire que la présence de cette force de stabilisation de l’ONU a empêché l’extrême-droite haïtienne de s’emparer du pouvoir et d’asseoir définitivement son autorité sur une société civile qui commençait à reprendre des couleurs. En ce sens, l’extrême-droite haïtienne a été flouée par les « pays amis » qui n’ont pas joué le jeu jusqu’au bout avec elle malgré les libertés immenses qu’ils lui ont accordées (liberté de tuer, liberté de privatiser sans exception, liberté d’augmenter à volonté les prix des aliments [grangou klowòks]). Je définis l’extrême-droite comme la catégorie des forces politiques qui sont allées jusqu’au bout dans la défense de vues telles que la préservation des inégalités, de l’exclusion, de l’injustice et qui ont recours à la violence la plus sanglante pour les conserver.
Le caractère surréel d’élections qui vont avoir lieu dans un pays dévasté par un séisme sans pareil, dans une capitale méconnaissable, couverte de tentes où vivent près d’un million et demi d’habitants rongés par le choléra ou la peur du choléra n’a d’égal que l’indifférence des « pays amis » dont les leaders se sont dépêchés de critiquer avec raison les fausses élections qui ont eu lieu en Birmanie mais n’ont rien dit de la mascarade électorale qui va avoir lieu en Haïti.
Haïti devra-t-elle boire le calice jusqu’à la lie ? Qu’est-ce qui changera après les élections du 28 novembre ou, s’il y a un second tour, après les élections du second tour ? Si c’est la candidate de la société civile, la professeure d’université Mme Mirlande Manigat qui gagne ces élections, demandera-t-elle à la force de stabilisation de l’ONU de prendre le chemin du départ, comme le réclament un grand nombre d’Haïtiens ? Mais, si cela arrive, ne faut-il pas craindre le retour violent, brutal, sans ménagement de l’extrême-droite haïtienne et de ses alliés internationaux qui attendent impatiemment le départ des forces de l’ONU pour semer la terreur dans le pays ? D’autre part, si c’est le candidat que tout le monde considère comme le dauphin du président Préval, M. Jude Célestin, qui gagne ces élections, quelle sera la réaction de la majorité de la population haïtienne pleinement consciente des abus de toutes sortes que les tenants actuels du pouvoir lui ont fait subir ?
Dans les deux cas, la petite clique des élites locales et leurs alliés internationaux continueront de profiter des nombreuses opportunités que leur offre l’ouverture du pays aux exploiteurs de tout acabit par la classe politique. Même si elle gagne la présidentielle, la candidate de la société civile sera vraisemblablement trop faible pour faire face victorieusement aux forces du statu quo qui feront tout pour déstabiliser son gouvernement (On a très peu parlé des législatives mais elle aura fort à faire dans le cas d’une cohabitation politique) Ce qui est sûr, c’est que les rescapés du séisme du 12 janvier 2010 continueront à vivre sous les tentes dans les conditions horribles que l’on sait. Sur le plan international, Haïti aura conquis d’autres galons, en particulier ceux de pays propagateur du choléra dans les Amériques.
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