A ce jour, la seule étude systématique, empirique et crédible parue sous forme de livre décrivant l’état de la langue française en Haïti demeure la thèse de doctorat du linguiste haïtien Pradel Pompilus sur « La langue française en Haïti » (Port-au-Prince : Éditions Fardin, Reproduction 1981.). Je signale cependant que la thèse de Pompilus a été soutenue en Sorbonne en décembre 1961. Il existe bien sûr quelques recherches sur tel aspect de l’usage de la langue française en Haïti, en particulier « Les créolismes dans la presse haïtienne de langue française : Intégration ? Légitimation ?» par Corinne Etienne pages 353-363 in : « Contacts de langues et Identités culturelles. Perspectives lexicographiques » par Danièle Latin et Claude Poirier, les Presses de l’Université Laval, 2000 ; ou encore « La langue de Jacques Roumain. Le « français haïtien » dans Gouverneurs de la rosée : Analyse et classement des particularités lexicales du roman. » par Hugues Saint-Fort, pages 184-205 in : « Haïti et Littérature. Jacques Roumain au pluriel » sous la direction de Frantz-Antoine Leconte, New Hemisphere Books, 2007. Il est évident que la langue française telle qu’elle est parlée et écrite en Haïti présente certaines différences par rapport au français en usage dans l’Hexagone ou dans n’importe quelle autre société francophone. Cela se comprend aisément dans la mesure où le premier outil de communication des locuteurs haïtiens reste le créole haïtien (Kreyòl) qui constitue une langue différente du français sur les plans syntaxique, phonologique et lexical. En tant que langue maternelle de tous les locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti, le Kreyòl peut produire naturellement des interférences dans la production orale ou écrite des Haïtiens. D’autre part, l’histoire et les pratiques culturelles haïtiennes possèdent des marques identitaires qui ne sauraient se confondre avec l’histoire et les pratiques culturelles françaises ; enfin, pendant de très nombreuses années, les contacts directs entre locuteurs français et/ou francophones et locuteurs haïtiens, pour des raisons strictement géographiques mais aussi pour des raisons de stratégie et de politique internationale ont été extrêmement réduits.

Ce que je dénomme « français haïtien » n’a absolument rien de péjoratif. Ce n’est pas un relevé de constructions grammaticales considérées fautives par l’establishment scolaire et que certains de mes compatriotes craignent comme la peste dans leurs pratiques orales et écrites du français. En tant que linguiste, j’aurais du mal d’ailleurs à justifier de telles considérations puisque, par définition, le linguiste ne porte pas de jugements de valeur sur la langue. Son approche n’a rien à voir avec les pratiques prescriptives de la grammaire normative car il s’intéresse d’abord aux pratiques descriptives de la langue. Le linguiste observe les usages des locuteurs, en fait des descriptions rigoureuses pour montrer comment la langue fonctionne chez les locuteurs à un certain moment de la durée. Il ne dit pas au locuteur comment parler ou comment écrire ; il ne dit jamais « Ne dites pas…, mais dites… »

En quoi consiste donc le « français haïtien » ? Par « français haïtien », je désigne une variété de français parlé en Haïti qui manifeste des différences phonologiques, morphosyntaxiques et lexicales par rapport au « français standard » ou au « français hexagonal ». Ce français haïtien n’est pas utilisé sur une très grande échelle en Haïti. Le linguiste haïtien Yves Déjean estime qu’environ 5% de la population haïtienne est capable de communiquer en français dans n’importe quelle situation (Overview of the language situation in Haïti. International Journal of the Sociology of Language 102 : 73-83). Le français standard se réfère à une variété de français qui a éliminé les différences régionales et permis ainsi un moyen unifié de communication à travers le territoire ainsi qu’une norme institutionnelle propre à être utilisée dans les mass media, dans l’enseignement, etc. (David Crystal, 1983). Le français hexagonal désigne le français parlé ou écrit sur le territoire de la France.
Avant d’aller plus loin dans la définition du français haïtien, je précise qu’il existe en Haïti un état de langue (surtout au niveau écrit) qui « ne s’écarte pas du français commun » dans la mesure où ses structures reflètent les mêmes structures caractéristiques du français standard. C’est ce qui fait d’ailleurs que, d’une manière générale, le locuteur haïtien peut être compris des francophones. On est en présence du français haïtien quand le locuteur s’écarte de ce français commun pour utiliser des « haitianismes », des archaïsmes du français utilisé au cours du 17ème ou du 18ème qui sont passés d’une manière définitive dans la langue normale ou des constructions syntaxiques particulières. Voici quelques exemples de français haïtien tirés de l’étude de Pradel Pompilus citée plus haut « La langue française en Haïti » :

Vous savez, c’est un homme si raide. On ne peut jamais savoir avec lui.
Dans cette phrase, l’adjectif « raide » n’est pas employé dans le sens qui lui est commun en français et signifie « rusé », « habile », « retors ». Sauf s’il a vécu en Haïti et connaît aussi le Kreyòl, nul francophone ne comprendra la signification de cet adjectif.

Je suis raseur.

Cette phrase signifie « je n’ai pas d’argent » et constitue une expression typique du français haïtien. Le mot « raseur » existe dans l’usage familier du français et signifie « une personne ennuyeuse » mais n’a jamais ce sens en français haïtien.

La lessiveuse n’est pas venue cette semaine.
En français haïtien, une lessiveuse est une femme de ménage qui fait profession de blanchir le linge. En français standard, une lessiveuse est un appareil servant à lessiver le linge (Le Petit Robert 1, 1981, pg.1085).
Il avait acheté aussi des caoutchoucs qu’il n’avait pas payés.
Le mot caoutchoucs en français haïtien s’emploie dans le sens de « pneu ». Cependant, Pompilus signale qu’il s’emploie aussi dans le sens de « roue ». Voici l’exemple rapporté de Pompilus :

Ce camion-ci, peu satisfait sans doute de la route, pourtant belle en cet endroit, la délaisse carrément et versa dans un fossé, les quatre caoutchoucs en l’air.

Avant de terminer avec ces quelques exemples tirés de Pompilus (1981), je voudrais rappeler mes préférés, proférés avec l’accent typique haïtien :
Je ne l’ai pas vu, non. Ou encore, Il n’est pas rentré hier soir, non. Il m’a donné un coup de poing au visage, oui.

Pour les linguistes, la « langue » est une abstraction, un système idéalisé à partir duquel on peut échafauder des modèles, des théories. Dans la réalité cependant, ce qui existe, ce que les locuteurs réalisent, ce sont des variétés linguistiques qui relèvent de la stratification sociale, des découpements géographiques, des classes d’âge des locuteurs…Il n’y a pas un français, un anglais, ou un espagnol ; il y a plutôt des français, des anglais, des espagnols…Le Parisien ne parle pas comme le Marseillais, Le New Yorkais ne parle pas comme le Texan, Le Port-au-Princien ne parle pas comme le Capois…Quand les langues se sont imposées sur d’autres territoires ou sur d’autres continents, comme c’est le cas du français, de l’anglais ou de l’espagnol, elles subissent des variations encore plus considérables. Le français parlé au Canada peut prendre parfois dans un débit rapide des allures d’une langue autre que le français standard. C’est ce qui explique que certaines émissions canadiennes de télé ont du être sous-titrées quand elles passent dans l’Hexagone.

Après 1960, quand les Haïtiens ont commencé à émigrer massivement en direction des États-unis à cause de la dureté de la répression duvaliériste et des conditions économiques de plus en plus difficiles dans le pays, le français haïtien s’est appuyé plus lourdement sur l’anglais pour son évolution. Il est facile de prévoir que cette tendance continuera mais jusqu’à quel point ?
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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