Il y a eu récemment sur la page du New York Times qui contient les chroniques et commentaires et qui fait face aux éditoriaux (OP-ED) un article de la journaliste américaine Amy Wilentz, intitulé « In Haïti, Waiting for the Grand Bayakou » (the NY Times, OP-ED, Friday, November 26, 2010). Je ne sais pas pourquoi cet article n’a pas suscité les réactions qu’il aurait du susciter (la proximité du jour d’Action de Grâces aux États-unis, peut-être ?) car il y a tout dans le texte de Mme Wilentz pour susciter de longues discussions mais je ne suis au courant que d’une seule réaction haïtienne sur les sites de discussion haïtiens. En ce qui me concerne, j’ai donné mon point de vue à propos de cette unique réaction à l’auteur, (il est un ami) qui me l’a fait parvenir mais ça s’est arrêté là.
En quoi consiste l’article ? Dès le début de son article, Mme Wilentz présente le Bayakou et définit son statut dans la société haïtienne. C’est un ouvrier qui nettoie les latrines et dont le statut se trouve « somewhere between a magical, fairy-tale figure and an untouchable » (quelque part entre une figure magique, relevant d’un conte de fées et un intouchable). A partir de là, elle examine les taches qui attendent le prochain leader haïtien qui sortira des élections du dimanche 28 novembre 2010.
Le texte de Mme Wilentz est intéressant au-delà de son titre. Tout au long de l’article, il y a une tentative de contextualiser le texte anglais en y incluant plusieurs items lexicaux créoles (bayakou, katastwòf, goudou-goudou, lequel est le mot composé onomatopéique créole récemment forgé par les locuteurs unilingues haïtiens pour nommer le tremblement de terre du 12 janvier 2010…). La thèse de Mme Wilentz est celle-ci: « With presidential elections scheduled for Sunday, it’s fair to ask who will be the grand bayakou for Haiti now. The place surely needs a figure of mythic status who’s willing to come in and get real work done. Yet as the country tumbles into the electoral morass, it’s hard to imagine that someone will arrive in the dark to engineer a clean up ». (Avec l’élection présidentielle prévue pour dimanche, il est juste de se demander qui sera le grand bayakou d’Haïti maintenant. Le pays a sûrement besoin d’une figure de statut mythique qui est disposé à venir faire le travail qui doit être fait. Cependant, alors que Haïti dégringole dans des problèmes à ne plus s’en sortir, on a de la peine à s’imaginer que quelqu’un sortira du noir pour faire le grand nettoyage) ma traduction.
La lecture de mon ami dont je tairai le nom est une lecture remplie de colère et de révolte contre l’article de Madame Wilentz, article qu’il qualifie de « racist and demeaning » (raciste et irrespectueux). Bien que mon ami ait le droit d’exprimer son opinion, je trouve qu’il a un peu forcé la note dans sa caractérisation de l’article (dois-je préciser que c’est l’article qu’il attaque et pas du tout son auteure). En ce qui me concerne, cet article est loin d’être irrespectueux à l’égard d’Haïti et des Haïtiens. Prenons un exemple cité dans l’article de Mme Wilentz qui pourrait être interprété comme irrespectueux à l’égard de notre pays. « Haitian politicians are traditionally talented at only one aspect of the exercise of power: enriching themselves. This is not surprising. For most elected Haitian officials, their job in the legislature is their first ever regular job, and the salary they receive is often their first ever regular paycheck. » (Traditionnellement, les politiciens haïtiens ne sont passés maîtres que dans un seul aspect de l’exercice du pouvoir: s’enrichir. Ce n’est pas une surprise. Pour la plupart des officiels haïtiens, leur poste dans le législatif est leur premier poste régulier, et le salaire qu’ils reçoivent est souvent leur premier chèque régulier) ma traduction.
A moins d’être un « nationaliste » de mauvaise foi, nul adulte Haïtien ne contestera cette description de Mme Wilentz qui reflète la pure vérité. Ce sont des faits qui disent ce qui se passe vraiment dans l’administration publique haïtienne.
En fait, ce qui a retenu mon attention dans l’article de Mme Wilentz, c’est l’évocation dans le titre et le contenu de la fameuse pièce de l’écrivain franco-irlandais Samuel Beckett « Waiting for Godot ». On n’y trouve pas bien sûr l’apologie de l’absurde et de la bêtise qu’on trouve chez Beckett mais il y a certaines similarités entre les deux pièces. En effet, dans la fameuse pièce de Beckett, personne n’a jamais vu ce soi-disant Godot (God + ot) et personne ne le connaît. En Haïti, Wilentz nous assure, très peu de personnes ont vu un bayakou. (In Haïti, Wilentz claims, few people ever see a bayakou). D’autre part, dans la pièce de Beckett, il est suggéré que les deux personnages principaux, Vladimir et Estragon, attendent depuis un temps infini et pourraient continuer à attendre encore plus longtemps. Amy Wilentz termine son article en disant que « after this election, Haitians will probably still be waiting for the bayakou » (après cette élection, les Haïtiens auront probablement à attendre encore longtemps le bayakou) ma traduction.
Pour moi, l’article d’Amy Wilentz est une longue métaphore autour de l’image du bayakou dans l’imaginaire haïtien pour découvrir le leader qui sortira Haïti de l’abîme monstrueux où elle est tombée. Pour renforcer son point de vue, Wilentz propose une illustration en tête de l’article où il y a un bayakou dessiné de dos, jusqu’aux hanches, et debout dans les matières fécales qu’il expulse des latrines avec une pelle. Je pense qu’on fait fausse route si on prend au pied de la lettre le recours chez Wilentz à l’image du bayakou nettoyant les latrines en pensant qu’elle se réfère concrètement à Haïti présentée alors comme des latrines attendant un président qui va enfin la nettoyer. Selon les linguistes français Michel Arrivé, Françoise Gadet et Michel Galmiche (1986), « la métaphore est habituellement définie comme fondée sur une relation d’équivalence ou d’analogie entre deux termes, lorsque l’un d’eux est intentionnellement choisi pour figurer à la place de l’autre… » Pour la linguistique moderne, la métaphore appartient à la fonction poétique du langage. La fonction poétique, d’après Roman Jakobson (ELG, 1969), s’attache à la mise en valeur du message lui-même. Dans le cas du texte de Wilentz, le processus métaphorique demeure assez singulier et peut paraître ambigu, ce qui a justifié la réaction vibrante de colère de l’ami dont j’ai parlé plus haut, mais ce processus reste singulier à cause des interprétations qu’elle peut causer. D’autre part cependant, à cause d’un « rudiment de lien naturel » entre le signifiant et le signifié, il est possible d’interpréter le texte et le personnage du bayakou comme un symbole, celui de l’être mythique qui va nettoyer un endroit et apportera de l’air frais. Doit-on s’offusquer de l’utilisation symbolique du terme bayakou ? A vous de juger !
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