Alors que la grande majorité des Américains et du monde exprime leur solidarité avec Haïti, deux personnages publics américains ont clairement gardé leurs distances par rapport à ce pays qui vient d’être dévasté par le plus épouvantable séisme qu’ait connu la Caraïbe depuis des siècles. L’un est Pat Robertson, un télévangéliste américain, fondateur de la chaîne de télé Christian Broadcasting Network (CBN) basée en Virginie et animateur sur cette même chaîne de l’émission « 700 club ». L’autre est David Brooks, un célèbre chroniqueur du NY Times.
Pat Robertson n’y est pas allé par quatre chemins. Pour lui, le séisme qui a ravagé Haïti est la conséquence d’un pacte que les esclaves haïtiens ont signé avec le diable, il y a deux cents ans pour qu’il les libère de l’esclavage dans lequel les tenaient les Français. Nous ne nous attarderons pas sur un tel argument.
David Brooks a évité de côtoyer des profondeurs aussi terrifiantes. Ses explications restent bien sur terre et font appel aux sciences sociales, et aux aspects néfastes de la culture et de la politique haïtiennes. En fait, quand on a fini de lire son texte intitulé « The Underlying Tragedy » (Op-Ed. Columnist, NY Times, 15 janvier 2010) et qu’on le compare à celui de Pat Robertson, on se demande lequel de ces deux personnages publics se révèle le plus méchant, le plus irresponsable, le plus bêtement suffisant.
Pour ma part, ces deux individus se placent sur un continuum de représentations d’Haïti et de la société haïtienne en place depuis un certain temps aux États-unis qui va de la droite la plus arrogante, la plus condescendante à l’extrême-droite la plus vulgaire, la plus xénophobe, la plus raciste. Je considère David Brooks comme le plus dangereux car, sous des dehors sérieux, érudits et connaisseurs, il tente de faire passer un message cynique, dédaigneux et qui frise la haine et le racisme. Il commence par régler ses comptes avec l’aile gauche du parti démocrate américain dont l’approche à la lutte contre d’une part la pauvreté intérieure qui ronge les minorités ethniques et raciales au sein de la société américaine et d’autre part contre la pauvreté qui ronge les sociétés sous-développées dans le monde a longtemps été caractérisée par une infusion de larges sommes financières. Dans le cas d’Haïti, nous dit David Brooks, « This is not a natural disaster story. This is a poverty story. It’s a story about poorly constructed buildings, bad infrastructure and terrible public services. » (Ce n’est pas une histoire de désastre naturel. C’est une histoire d’immeubles terriblement mal construits, de mauvaise infrastructure et de services publics déficients.) (ma traduction). Je partage partiellement cette explication en ce qui concerne l’aspect social et managérial mais, vu l’ampleur de cette secousse sismique, très peu de sociétés caribéennes (en fait, peut-être aucune) auraient pu faire face efficacement à ce tremblement de terre. De toute façon, qu’on le veuille ou non, cette histoire est aussi une histoire de pauvreté.
On entre ici au cœur de la thèse de David Brooks qui explique la pauvreté d’Haïti non pas par les classiques paramètres historiques de l’héritage de l’esclavage, du colonialisme, de l’oppression et les facteurs plus modernes de dictatures impitoyables, de corruption et d’invasions étrangères mais par les retombées de la culture même de cette société. S’appuyant sur les théories du politologue américain Lawrence E. Harrison qui ramène tous les problèmes fonctionnels d’une société (surtout celles du Tiers-monde) aux « déficiences » de sa culture, Brooks explique les maux d’Haïti par les nombreux aspects de la culture haïtienne, notamment les « mauvais » enseignements de la culture vodou, la méfiance sociale, l’absence de responsabilité, les pratiques d’éducation des enfants qui sont négligés au cours de leurs premières années et sévèrement punis vers l’âge de 9 ou 10 ans.
Il est extraordinaire que David Brooks qui, en général, met un point d’honneur à montrer l’étendue de son érudition et la mise à jour de ses lectures quand il traite d’autres sujets, affiche ici une méconnaissance presque totale de l’essence de la culture haïtienne notamment dans ses aspects relatifs au vodou, aux pratiques d’éducation des enfants ou de ce qu’il appelle la méfiance sociale. Par exemple, Brooks cite parmi « les influences culturelles haïtiennes résistantes au progrès » celle de la « religion vodou qui véhicule le message que la vie est capricieuse et toute planification futile » (life is capricious and planning futile). N’importe quel observateur avec un peu d’expérience pratique dans les communautés immigrantes haïtiennes de la région métropolitaine de NY (il y en a des centaines de milliers) sans compter l’immense littérature relative au vodou largement disponible dans les bibliothèques de New York, sait que rien ne peut être aussi éloigné de la vérité que ce que dit David Brooks. Chez la grande majorité des Haïtiens dans l’émigration et sur l’île même, la notion de responsabilité a toujours été le moteur des unités familiales. On émigre pour faire sortir la famille du gouffre économique après avoir épuisé toutes les ressources possibles de la société et quand on arrive au pays d’accueil, quelque soient les difficultés rencontrées, on soutiendra le reste de la famille resté au pays pour que leur vies soient meilleures et on fera rentrer les autres un par un. Les pratiques d’éducation que Brooks juge brutales coïncident avec les pratiques traditionnelles que toutes les sociétés ont connues et qui ont eu cours aussi aux États-unis même avant l’émergence de pratiques modernes inspirées par les progrès des sciences sociales au tournant de la deuxième moitié du vingtième siècle.
Quant aux recommandations de Brooks concernant la nécessité d’inculquer chez les Haïtiens une forte dose de culture de réussite scolaire, de pratiques sociales de classe moyenne, l’histoire de la société haïtienne d’aussi loin que je la considère révèle la longue route du « petit peuple » haïtien sur le chemin de la mobilité sociale et du transfert de classes. Le rêve des paysans haïtiens et de la grande majorité des individus à revenu limité a toujours été de « créer » des médecins, des avocats, des ingénieurs, des professionnels qui les dépassent socialement, intellectuellement et financièrement. Et beaucoup d’entre eux ont réussi. En fait, l’un des malheurs d’Haïti réside dans le fait que dans cette obsession à la réussite de leurs rejetons, les parents haïtiens ont laissé le champ libre à un État haïtien « prédateur » (Robert Fatton) qui, allié aux dizaines de riches familles en charge de l’économie haïtienne, familles contrôlées par des structures étrangères, a fait main basse sur les ressources du pays.
David Brooks a complètement raté son explication de la tragédie souterraine d’Haïti. Mais, pire que son ignorance de la situation haïtienne, c’est sa condescendance et sa suffisance qui font pitié.