Faut-il appeler la langue maternelle des Haïtiens, créole ou faut-il l’appeler haïtien ? Apparemment, ce serait une discussion oiseuse, comme aiment à le dire certains de mes compatriotes, et c’est typique des Haïtiens qui parlent beaucoup pour ne rien dire. (ce n’est pas toujours vrai !). Pourtant, ce sujet a monopolisé l’espace commentaires du grand quotidien Le Nouvelliste au cours des deux dernières semaines. Tout a commencé avec un article écrit par M. Prophète Joseph (PJ) (en fait, je devrais dire un article qui a reparu sous la plume de PJ) et intitulé « Devrait-on faire le deuil du mot créole ? » Je signale que PJ avait fait paraître ce même article à la fin du mois d’octobre 2008 durant le traditionnel mois de la célébration des langues créoles et il a ressorti cet article à la même époque cette année. En octobre 2008, le titre de son article était « Faisons le deuil du mot créole un devoir patriotique. » Hugues Saint-Fort avait répondu à l’article de PJ en octobre 2008 avec un article intitulé « Conservons la dénomination créole », qui est le même article qui parait cette année en réponse au même article de PJ. Dans cet article aujourd’hui, je me propose de faire 3 choses : d’abord présenter un bref historique du terme créole en me basant sur les acquis de la créolistique qui est l’étude scientifique du langage et des langues appliquée aux langues créoles ; ensuite faire le point autour de l’argument principal de PJ qui consiste à dire que « le mot créole n’évoque pas l’origine nationale de l’objet dont on parle » ; au passage, je montrerai et commenterai des aberrations incompréhensibles venant de la part de quelqu’un qui se dit linguiste ; et finalement, je tacherai de montrer (et j’insiste sur ce point) les véritables enjeux de cette discussion.
Les recherches conduites par les linguistes spécialisés dans les langues créoles montrent que le terme « créole » est apparu dans des colonies européennes (ibériques, françaises, anglaises) au cours du 16ème siècle pour désigner des peuples non-indigènes (Européens) nés dans les colonies du Nouveau Monde pour les distinguer des Européens nés dans les métropoles (Salikoko Mufwene 2002, Robert Chaudenson, 1995…) Par exemple, Joséphine de Beauharnais, la première femme de Napoléon Bonaparte, était une célèbre créole puisqu’elle était née en Martinique. Le mot créole a des origines latines puisqu’il a été formé à partir du verbe latin « creare » (créer, faire) qui a donné en espagnol « criollo ». Ce sont les Espagnols et les Portugais qui l’ont utilisé les premiers, puis ce furent les Français et finalement les Anglais. Après avoir servi à désigner les Européens nés dans les colonies du Nouveau Monde, le terme créole (du moins dans la colonie de Saint-Domingue) a été employé pour désigner les esclaves nés à Saint-Domingue qui étaient considérés comme des esclaves raffinés parce qu’ils vivaient près des maîtres par opposition aux esclaves venus d’Afrique qui étaient connus sous le nom de « bossales », c’est-à-dire des individus frustes, sauvages et « sans civilisation ». Ce n’est que plus tard que le mot créole a servi à désigner des variétés langagières utilisées par les locuteurs des colonies, Blancs et Nègres. Je signale que dans la littérature créolistique une langue créole est définie comme un pidgin qui s’est créolisé et est devenu la langue maternelle d’une communauté linguistique. Cependant, au cours des dernières années, beaucoup de linguistes natifs (Degraff, St. Fort, Déjean, Alleyne) ont questionné cette définition dans la mesure où beaucoup de textes anciens écrits en créole français n’ont pas révélé l’existence d’un pidgin qui précèderait une variété créole. (cf. l’excellent livre de la linguiste française Marie-Christine Hazaël-Massieux (Textes anciens en créole des Caraïbes, 2007). Donc, historiquement, le mot « créole » précède le terme « haïtien » qui n’est apparu objectivement qu’en 1804 avec l’acquisition de l’indépendance haïtienne gagnée de haute lutte contre les colonisateurs français, quand Dessalines, dit l’histoire, « redonna au pays son nom indien d’Haïti ».
J’ai dit plus haut que l’argument principal de PJ consiste à dire que « le mot créole n’évoque pas l’origine nationale de l’objet dont on parle ». Pour lui, il faut dire l’haïtien parce que c’est la langue parlée par les habitants d’Haïti, tout comme on dit le français parlé par les habitants de France, l’espagnol par les habitants d’Espagne, l’allemand par les habitants d’Allemagne…Mais alors, pourquoi tous les pays de l’Amérique latine n’ont-ils pas adopté le nom de leur langue à partir du nom du pays où ils vivent ? Pourquoi la langue des États-unis est couramment l’anglais (les États-unis n’ont pas de langue officielle) et pas l’américain ? Pourquoi les deux langues officielles du Canada sont-elles le français et l’anglais ? En fait, la coïncidence du nom du pays avec le nom de la langue parlée par les locuteurs de ce pays est un phénomène relativement récent et il ne concerne pas tous les pays du monde. Ce phénomène s’est stabilisé en Europe occidentale vers la seconde moitié du 19ème siècle quand certains pays notamment l’Allemagne avec Bismarck, la France avec pour maître à penser l’historien Ernest Renan, l’Italie avec Garibaldi, le fondateur de l’unité italienne,…ont systématisé l’idée de nation et fait coïncider la langue et la nation. Pour des tas d’autres pays dont les États-unis, tous les pays de l’Amérique latine, le Canada, le continent africain dans sa totalité, l’Australie…il n’y a absolument pas de coïncidence entre le nom de la langue et le nom de la nation. Ce n’est pas une désignation automatique.
PJ dit que le mot créole désigne une « langue en formation, une langue qui n’a pas d’alphabet officiel ». Au contraire. J’ai signalé plus haut que la définition classique d’une langue créole est une langue qui est devenue la langue maternelle d’une communauté linguistique, qui s’est créolisée à partir d’un pidgin (Robert Hall 1962). Un pidgin est un moyen de communication qui s’établit entre des locuteurs qui ne parlent pas la même langue mais qui doivent communiquer pour des échanges commerciaux. Ils arrivent tant bien que mal à se mettre d’accord sur certains échanges linguistiques afin de faire des affaires. Plus tard, la première génération des locuteurs du pidgin élargissent leur vocabulaire, complexifient leur syntaxe et créent une langue appelée « créole ». Pour les linguistes, cette langue ne le cède en rien aux langues millénaires telles que le français, l’allemand ou l’anglais. En ce qui concerne l’alphabet officiel dont l’absence servirait à montrer ce qu’est un créole, je reste tout simplement abasourdi par un tel raisonnement. Pour les linguistes, l’alphabet n’est jamais la langue. Ce n’est qu’une façon de représenter les sons de la langue. Pour les linguistes, l’écriture pour importante qu’elle soit, n’est que secondaire par rapport à la parole. Sur les 6.000 langues environ qui existent dans le monde, la très grande majorité n’est pas écrite. Cela n’empêche pas que des millions de locuteurs s’en servent tous les jours pour discuter, s’insulter, aimer, faire de la politique, acheter, vendre, … Je continuerai le reste de cette étude la semaine prochaine.
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