La perception d’Haïti par l’opinion publique internationale après le séisme qui a frappé ce pays le 12 janvier 2010 va-t-elle changer brusquement ? Il est encore trop tôt pour le dire mais le grand élan de solidarité qui s’est manifesté à l’égard de ce peuple par le truchement d’actions concrètes accomplies sur place, de déclarations d’intentions émises par de nombreuses personnalités dans les domaines du sport, du cinéma, de la musique, …semble signaler une évolution dans le regard du monde en notre direction. Nous savons bien sûr – et l’histoire est là pour en témoigner – qu’il est difficile de s’en remettre au choc causé sur les esprits par l’horreur du 12 janvier pour clamer un retournement de perception d’Haïti (les habitudes intellectuelles aussi ont la vie dure) ; il est d’ailleurs intéressant de constater que certains idéologues de la droite pure et dure américaine relayés par leurs chiens de garde locaux cantonnés dans les églises protestantes n’ont pas manqué dès le lendemain du séisme de le justifier en blâmant Haïti pour son attachement à « Satan » et au vodou « haïtien » (Rappelez-vous Pat Robertson et ses imitateurs protestants haïtiens). Heureusement, aujourd’hui, quatre mois après l’horreur, on commence à voir les manifestations de cette « harmonie sans frontières orchestrée pour Haïti ». Elle nous vient ici sous la forme d’une publication « Pour Haïti » (Éditions Desnel, 2010) coordonnée par Suzanne Dracius. Universitaire d’origine martiniquaise, écrivaine de fiction et relativement connue aux États-unis, Suzanne Dracius entame avec ce livre sa première expérience haïtienne. Il est facile d’imaginer la persévérance, la rapidité, et le courage dans le travail qu’il lui a fallu pour mettre sur pied, trois mois à peine après la tragédie du 12 janvier une publication à laquelle cent trente écrivains et poètes du monde entier ont contribué. Un nombre aussi important de contributeurs nécessite des nuits de veille à faire l’indispensable travail d’édition, des suivis prolongés, des contacts constants avec les auteurs, l’imprimeur…De par mes qualités de co-rédacteur en chef d’une revue savante destinée à des universitaires, je sais très bien ce dont je parle et je tiens à féliciter Mme Dracius.
Comme le titre l’indique, tous les textes de ce florilège se réfèrent à Haïti. Leurs auteurs viennent d’Haïti bien sûr mais en très petit nombre : (René Depestre, Jean Métellus, Joël Des Rosiers, Yves-Romel Toussaint, Gary Klang, Josaphat-Robert large, Denizé Lauture Fred Edson Lafortune, sont ceux que Suzanne Dracius a retenus). Mais il y a aussi des Antillais (Martiniquais et Guadeloupéens) célèbres tels que Daniel Maximin, Maryse Condé, Ernst Pépin, et d’autres moins célèbres ; des Français de l’Hexagone, des Vietnamiens, des écrivains américains (Jack Hirschman), cubains (Zoé Valdès), congolais (Alain Mabanckou) sans compter un ensemble innombrable d’écrivains et de particuliers venant de l’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc) et du sud du Sahara…Quatre langues cohabitent dans ce texte : le français, en écrasante majorité, l’anglais, l’espagnol et le kreyòl (avec deux superbes poèmes du talentueux écrivain haïtien Denizé Lauture). Pour donner une idée de la qualité des textes choisis par Dracius, je citerai des passages tirés de cinq écrivains : Josaphat-Robert Large, Denizé Lauture et Fred Edson Lafortune tous trois haïtiens ; puis, Alain Helissen qui vit à Sarrebourg, en France et Daniel Maximim, le grand écrivain guadeloupéen.
Le texte de Josaphat-Robert Large est intitulé « J’ai envoyé mon cœur en Haïti » et l’auteur l’a écrit pour Georges Anglade, le grand géographe et écrivain de fiction qui a péri au cours du tremblement de terre. C’est un texte en prose de quatre pages et demie dans lequel Large qui devait rentrer en Haïti le jour même du tremblement de terre pour participer au festival francophone « Étonnants voyageurs » se retrouve bloqué à l’aéroport de Fort-Lauderdale en Floride.
Du fond des pensées survint d’abord un regret : celui de n’avoir pas eu le temps de me rendre sur les lieux. Et ensuite, une impulsion envahissante : le désir de partager les souffrances de mon peuple. Une idée folle en fin de compte : aller mourir aux côtés des victimes ! Mourir étouffé sous des décombres ou accroché aux balustres d’un balcon de son socle. Mourir écrasé sous les débris d’une école, aplati sous le pylône d’un transformateur électrique. Des larmes coulaient sur mes joues. Des sanglots me nouaient la gorge. Je tapais du poing sur une table, en signe d’impuissance. Non, me disais-je, non !
Un réconfort me vint comme par hasard, quand je vis un bel avion décoller de la piste. Il se rend assurément vers les Caraïbes, celui-là ! Vers la Martinique, la République dominicaine ? J’eus alors la merveilleuse idée de placer mon cœur dans cet engin. Ah oui, Je pris la décision d’envoyer mon cœur en Haïti. Mon cœur qui, après une heure dans les airs, arriva dans les rues de Port-au-Prince. Là, il se mêla à la foule, partageant la souffrance des blessés, épousant leurs craintes…Mon cœur assista ensuite à la douloureuse agonie de Georges Anglade. Il eut même le temps de parler à son cœur qui battait encore. Oui, il eut le temps d’accepter le rendez-vous que le cœur de Georges lui donna pour une rencontre au paradis de la littérature. Une soirée d’audiences et de poésies.
C’était donc ça, sa destinée. La soudaineté d’un séisme, un grand fracas, et, après quelques secondes de vacillement, un départ précipité vers un gouffre, hors de la vie. Un pilier est tombé en même temps. Effondré. Il soutenait si bien les promesses de la culture haïtienne. Le personnage était pluriel : géographe, politicien, écrivain. Aux lecteurs du futur d’établir leur préférence parmi les trois Anglade. Chez nous autres écrivains, dans les salles de nos débats, son siège restera inoccupé. Car combler le vide que nous laisse Georges est – et sera pour longtemps – une tâche difficile à accomplir…
Le texte de Denizé Lauture est un extrait d’un long et superbe poème écrit en kreyòl et qui porte le titre « Kout Manch Pilon nan Mitan Sèvèl Tèt » (Coups de pilon à vous fendre la tête). Il a été traduit en français par Josaphat-Robert Large et Suzanne Dracius.
Sete yon apremidi
Yon apremidi
Toupre lanjelis
Toupre lannuit
Yon apremidi modi
Yon madi apremidi
Premye jou madi
Apre premye sòti Madigra
Yon jou madi madichon
Yon jou madi lanfè.
Sanble pimvant latè te vid
Li te bezwen moun pou li manje
Li te bezwen san pou li bwè
Sanble zantray latè
Tap vale lòt zantray latè
Sanble trip latè tap kòde
Sanble twou gòj lit te sèk
Li te bezwen manje moun
Li te bezwen bwè san.
… Le texte qui suit est un poème d’un autre écrivain haïtien, Fred Edson Lafortune qui l’a dédié à Romin.
Quand passeras-tu nous revoir Wongolo
Avec cette fosse comme une fleur sauvage
Trop triste pour le décor des cathédrales
O mon ami aux paupières closes
Portant le cri blessé de l’oiseau
La poussière des décombres sur ton visage
Tel un sarcophage sur l’âge des pierres
Une faille annonce l’ivresse du sang
Sur la tectonique des saisons
Te voilà parti à la bouline
Une fosse commune en diagonale
Te voilà prince au port de l’absence
Chantant l’Ibolele des Simidors
De l’autre côté de la rivière
Comment pleurer ton départ
Quand l’aube ne répond plus aux appels du soleil
Comment te dire au revoir
Quand la forme des cénotaphes
Se réfugie sur ton visage renversé
Ton corps meurtri par la magnitude du jour
O mon ami aux paupières closes
Et sur ta langue
Un goût pourri de fin de monde
Le pays a beaucoup changé Wongolo
Reviens
Le quatrième texte que j’ai retenu pour célébrer la qualité des choix de Suzanne Dracius est de Alain Helissen. C’est un court poème tendre et inoubliable qui s’intitule « La secousse est en moi »
La secousse est en moi
Venue d’Haïti
Que je ne connais pas
La secousse est en moi
Et ses images de mort
Que l’on ne compte pas
La secousse est en moi
Et de si loin là-bas
J’entends un cœur qui bat
Comme à côté de moi
Que peut la poésie
Contre les tremblements
D’une terre juste avant
Pétrie pour des galettes
Avalées par la faim
La secousse est en moi
Frères d’Haïti
J’entends vos cris ici
Dans la neige et le froid
Que peut ma poésie
Frères d’Haïti
Sinon nourrir l’espoir
De douleurs apaisées
La secousse est en moi
Qui ne crois pas en Dieu
Ni aux îles maudites
Mais qui crois en la vie
Amis d’Haïti
Je terminerai avec quelques extraits d’un extraordinaire poème de Daniel Maximim qui s’intitule « Par toi-même, Haïti ». C’est une longue ode douloureuse à quelques chefs-d’œuvre de la littérature haïtienne mais aussi à nos espoirs, nos passions et notre culture unique.
Le temps a suffi au séisme
Le temps d’un cillement de terre
Pour faire l’état de ton non-lieu
Une petite corruption de plaque dans tes grands fonds
Le temps a suffi au séisme
pour chavirer les dieux de leurs hôtels
une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres
pour enterrer les morts sans garde-Samedi
et les majors sans protocole
les fourmis sermentées de mourir sans sirop
lambis-sonneurs trop tard tambours-rara trop tôt
…
Le temps a manqué au séisme
pour déraciner tes arbres musiciens
– car c’est le fruit qui porte l’arbre –
Le temps a manqué au séisme
pour effondrer le ciel et voler tes oiseaux
…
Le temps te suffit Haïti
Lance à la haine l’injure de ton sourire
entre fuite et encrage, errance d’ex-île, le dit de désertion
solitudes descellées des discordes sans voies
du gravat, terre et chaume, le bousillage désassemblé
pour ériger tes montagnes captives des citadelles
te bâtir
avec des fouets arrachés
avec des drapeaux et des tombes dépareillées
L’avenir te suffit Haïti
Pour rapiécer tes ailes de malfini
Abreuver tes couis d’or à la source des femmes
Senteurs d’orange magique, rosée de citronnelle et corossol de nuit
La plante ne peut mourir de la transplantation
Ton âme plus grande que le spectacle de ta désolation
Une seule une seule
Miyan miyan
Une seule passion
Miyan miyan
Ti-poulain en tes bras
À nouveau premier-né
Un seul un seul
miyan miyan
Un seul espoir
miyan miyan
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