De plus en plus d’érudits haïtiens écrivent des textes d’information ou de discussion en prose, ce qui a longtemps manqué dans la production écrite en Haïti où la majorité des textes est écrite en vers sous forme de poèmes. Faire de la poésie, épancher son moi semblerait donc plus attrayant aux écrivains haïtiens qui choisissent de s’exprimer en créole que présenter une argumentation ou réfléchir sur des informations à partir d’un discours en prose. Dans cet ordre d’idées, deux livres, à mon sens, tiennent le haut du pavé dans l’ensemble de la production écrite en Haïti au cours des trois dernières années. Ils ont tous les deux été écrits dans le domaine de l’éducation scolaire et de la linguistique. Le premier est le livre incontournable du linguiste et éducateur haïtien Yves Déjean, « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Deschamps, 2006) (voir mon compte-rendu dans les archives de Haitian Times), le second est écrit par un autre linguiste et éducateur haïtien, Lemèt Zefi, et il est intitulé « Pwoblèm pawòl klè nan lang kreyòl » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2008).

Dans le premier, Déjean critique scientifiquement et intelligemment les rapports minorés, humiliants entre la langue créole haïtienne et le système scolaire traditionnel haïtien. Comment expliquer que ce système s’acharne à se servir d’une langue étrangère que le petit Haïtien ne comprend pas durant la majeure partie de sa scolarité ? Alors que tous les experts en éducation répètent depuis longtemps que l’acquisition du savoir et de la connaissance ne peut se faire efficacement et durablement que dans la langue première de l’apprenant.

Dans le second, Lemèt Zefi pose le problème suivant : dans la foulée des avancées profondes de la langue créole dans tous les usages sociaux en Haïti, surtout dans les usages formels, comment parlent les locuteurs haïtiens bilingues ? Dans quelle mesure la masse des créolophones unilingues haïtiens comprend-elle cette variété de créole qui ne correspond pas forcément à la variété qu’ils ont l’habitude d’entendre et de pratiquer quotidiennement ? Les sociolinguistes nous ont appris que les locuteurs manient la langue sous des formes diversifiées selon les lieux d’où ils parlent, les situations sociales auxquelles ils font face, les types d’interlocuteurs auxquels ils doivent répondre. Que se passe-t-il en kreyòl ? Les bilingues haïtiens qui ont fait de longues études en français ne tendent-ils pas quand ils s’expriment dans un style formel à reproduire des constructions ou des mots français dans leurs communications faites en créole à l’intention des unilingues ? Et dans ces cas-là, est-ce que ces derniers comprennent ce qui leur a été communiqué ?

Pour répondre à ces questions, Lemèt Zefi entreprend une enquête à trois niveaux basée sur ces deux questions de recherche :

1. Qu’est-ce qui caractérise les mots et expressions utilisés dans la communication créole des locuteurs haïtiens qui ont reçu une longue éducation en français et qui s’expriment dans un style formel ? (pg.16)

2. Comment ces trois catégories de locuteurs haïtiens, les analphabètes, ceux qui ont terminé leurs études primaires et ceux qui ont terminé leurs études secondaires, interprètent-ils ce qui leur a été communiqué ? (pg.16). Précisons que le livre de Lemèt Zefi est tiré d’un mémoire de licence présenté par l’auteur à la faculté de linguistique appliquée de Port-au-Prince.

Cette enquête a été réalisée sur le terrain sous forme d’entrevues avec 26 informateurs et est renforcée par le choix de lectures de textes d’intérêt divers tirés de revues retenues par l’auteur. Le livre est divisé en trois grandes parties. La première partie expose le cadre méthodologique de la recherche (objectifs, dimension, hypothèse…) entreprise par l’auteur. La deuxième partie présente le cadre théorique de la recherche. Elle comporte 2 chapitres : le chapitre 2 et le chapitre 3. Le chapitre 2 passe en revue les différentes façons dont les principaux courants linguistiques (linguistique structurale, linguistique générative, la théorie de l’énonciation, la linguistique pragmatique) ont examiné la question du vocabulaire dans l’analyse de la langue ; Le chapitre 3 étudie la question de l’emprunt et de la création lexicale en créole haïtien. La troisième partie expose le cadre pratique de la recherche. Elle comporte 3 chapitres : le chapitre 4, le chapitre 5 et le chapitre 6. Le chapitre 4 présente les données de l’enquête réalisée par Lemèt Zefi. Le chapitre 5 s’attache à expliquer pourquoi la communication n’arrive pas à passer dans certaines situations formelles entre les locuteurs bilingues s’exprimant en créole et leurs interlocuteurs unilingues ou n’ayant pas fait de longues études en français. Dans le chapitre 6, l’auteur vérifie ses hypothèses et livre certaines suggestions et recommandations aux autorités éducatives haïtiennes et à tous ceux qui veulent communiquer avec le public haïtien. Le tableau 2 de son enquête montre en effet que « se nivo etid enfòmatè yo ki lakòz yo konprann oubyen yo pa konprann kominikasyon ayisyen ki fé gwo etid prezante an kreyòl nan estil fòmèl. Pami 8 enfòmatè ki pa al lekòl yo, se youn ase (1) ki rive konprann twa paragraf, malgre yo tout konprann kèk fraz, kèk mo ak kèk espresyon, 6 pa konprann okenn paragraf, dènye a konprann yon sèl. » Les recommandations qu’il livre aux autorités éducatives haïtiennes ne s’étalent que sur 4 pages mais constituent une mine de richesses et de conseils on ne peut plus pertinents et clairement formulés. Ce serait tellement profitable au système éducatif haïtien et aux locuteurs individuels haïtiens si ces conseils pouvaient être mis en pratique.

La langue créole dans laquelle ce livre est écrit est claire, moderne et scientifique. Lemèt Zefi possède une bonne érudition linguistique et sait conduire une recherche. Ce qui est tout à son honneur, c’est son intelligence à rester loin des interférences de la religion dues à sa qualité de pasteur protestant. Quand on connaît les ravages de l’idéologie religieuse dans le corps social haïtien au cours de ces trente dernières années, il faut une sérieuse dose d’esprit scientifique…que possède fort heureusement M. Lemèt Zefi.

Contactez Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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