De plus en plus de mes compatriotes se sentent obligés de répondre à ceux et celles qui prétendent que le créole haïtien n’est pas une langue (il y a malheureusement des gens qui le disent, aussi incroyable que cela puisse paraître) qu’une langue n’est qu’un instrument de communication. Récemment, sur un de nos forums de discussion, un internaute s’est cru obligé de reprendre cette définition et offrir la vieille explication du linguiste français André Martinet, dans son classique « Éléments de linguistique générale », explication selon laquelle les langues humaines sont doublement articulées : d’une part, des unités significatives appelées « monèmes », d’autre part, des unités distinctives appelées « phonèmes ». Ce qui est en question ici, c’est l’acharnement avec lequel on présente une langue comme seulement « un instrument de communication ». Car, s’il est vrai qu’une langue est « aussi » un instrument de communication, elle est loin de n’être que cela. En effet, au-delà de ce simple outil de communication où certains persistent à l’enfermer, une langue se présente comme une succession de choses. D’abord, c’est le véhicule de la pensée. On imagine mal l’expression d’une pensée clairement articulée et sans représentation symbolique qui se passe de la langue. La question de la langue et de la pensée qui traîne après elle plusieurs questions dérivées reste certainement l’une des plus complexes en philosophie, en linguistique ou en psychologie cognitive. On connaît l’hypothèse de Whorf appelée aussi l’hypothèse Whorf-Sapir que nous résumerons en trois points : les langues humaines varient dans la façon dont elles découpent sémantiquement le monde ; la structure de la langue d’un locuteur influence la manière dont ce locuteur perçoit et comprend le monde ; conséquemment, les locuteurs de différentes langues perçoivent le monde différemment. Cette hypothèse a eu son heure de gloire pendant un certain temps bien qu’elle soit largement discréditée aujourd’hui.
Une langue, c’est aussi un moyen d’expression littéraire. Toute langue est d’abord parlée et les linguistes le savent bien qui prennent toujours pour objet d’étude initial la version parlée d’une langue et seulement plus tard la version écrite. Cela ne veut pas dire cependant que la version écrite n’est pas importante. En fait, c’est grâce à la version écrite quand elle est travaillée par de véritables écrivains que la langue accède à un statut littéraire. La littérature est « un mode particulier de vivre la langue ». Un texte littéraire est véhiculé par des mots qui possèdent la caractéristique de s’imposer à l’attention du lecteur par les tournures syntaxiques adoptées par l’écrivain, les procédés de langage, la recherche d’une langue qui défie celle du quotidien. Dans la plupart des langues occidentales (français, anglais…) qui ont derrière elles plusieurs centaines d’années d’existence, la langue littéraire est devenue la langue de référence par excellence. La plupart du temps, c’est elle qui est citée dans les dictionnaires comme modèle à suivre, c’est elle aussi qui est enseignée dans les écoles.
Une langue est aussi une institution sociale. Selon Giddens, (1984: 24) « Institutions by definition are the more enduring features of social life. » (Par définition, les institutions sont les traits les plus durables de la vie sociale.) (ma traduction). Les institutions ne sont pas forcément des organisations mais elles jouent un rôle capital dans la vie sociale. Par exemple, la langue anglaise ou la langue française sont devenues des institutions au fils du temps mais pas des organisations. Elles sont fondamentales dans la vie sociale dans la mesure où aucune autre institution ne peut se passer d’elles. Dans son livre devenu maintenant classique, « L’institution du français » (1985), Renée Balibar a étudié comment la langue française s’est instituée en tant que langue nationale. Le terme « institution » est pris ici dans le sens de « structure sociale établie par la loi », « forme caractéristique d’un régime ». Balibar donne comme sous-titre à son livre : « Essai sur le colinguisme », terme qu’il définit comme « l’association de certaines langues d’État dans un appareil de langues où elles trouvent leur légitimité et leur matière à exercices. » Au fil des siècles, une norme linguistique a été instituée qui a permis à la langue française de fonctionner, de devenir langue nationale et de voir ses structures établies fermement.
Une langue est aussi un objet de controverse politique ou sociale. Dans certaines sociétés (Belgique, Canada, mais aussi États-unis, Espagne, France…quoique à un degré moindre), le conflit entre deux groupes sociaux ou deux groupes ethniques parlant deux variétés différentes peut dégénérer à un tel niveau qu’il en vient à menacer la stabilité politique ou sociale des territoires des deux groupes. Le cas de la Belgique est le plus retentissant avec l’affrontement constant des Flamands et des Francophones, ce qui a provoqué la chute de plusieurs gouvernements d’unité belge. C’est que les questions linguistiques reflètent toujours des questions ou des perceptions d’inégalité ou d’injustice sociale. Sur ce point, la société haïtienne demeure l’un des exemples les plus vifs.
Limiter la langue à un simple objet de communication se présente comme excessivement réducteur. Les enjeux d’une langue fonctionnant dans une société, qu’elle soit large ou réduite, constituent souvent des questions fondamentales pour l’avenir et le développement de cette société et réclament des réponses appropriées et décisives.
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