Le titre « Haiti Noir » participe d’une série produite dans la collection « Akashic Noir Series » qui a commencé à lancer en 2004 des anthologies d’histoires courtes dans la tradition du genre noir. La série Akashic Noir comprend déjà plus d’une quarantaine de titres dont « Brooklyn Noir » le premier, paru en 2004, et d’autres tout aussi célèbres, tels « Trinidad Noir », « Paris Noir », « Delhi Noir », « Philadelphia Noir », « Moscow Noir », « Rome Noir », « Las Vegas Noir », « Chicago Noir », etc. Ce qu’on appelle le roman noir en français désigne un genre littéraire relativement récent qui a pris naissance vers 1944-45 en France avec une collection dont le titre « Série noire » a été inventé par l’écrivain Jacques Prévert. Les romans français publiés dans cette collection chez Gallimard sont pour la plupart des traductions françaises de romans d’auteurs américains tels que Chester Hymes, Mickey Spillane, Ross MacDonald, et James M. Cain dont les précurseurs sont les célèbres Dashiell Hammett et son fameux détective Sam Spade, ou Raymond Chandler et son inoubliable détective Philip Marlowe. Selon Wikipedia, le roman noir « désigne aujourd’hui un roman policier inscrit dans une réalité sociale précise, et porteur d’un discours critique, voire contestataire, et sur cette réalité sociale, porteur d’une vision « noire » du monde. » Le genre noir est associé à un style d’écriture direct, réaliste, qui décrit les corruptions politiques et policières, le crime organisé, les réseaux de gangsters violents, dangereux, mais « cool ».
Je ne suis pas sûr qu’il existait avant cette anthologie d’Edwidge Danticat une tradition de roman noir haïtien. Tout au plus, il me semble qu’il y a eu un ou deux écrivains haïtiens qui se sont essayés au polar et qui y ont connu un certain succès. Je pense à Gary Victor par exemple et plus loin dans le temps à l’écrivain haïtien Raymond Philoctète qui avait l’habitude de publier des histoires de détective haïtien dans les colonnes du quotidien Le Nouvelliste au début des années 1970. L’un des grands mérites de Mme Danticat a été de faire appel aux écrivains haïtiens (et deux écrivains américains, Mark Kurlansky et Madison Smartt Bell) qui ont pu le mieux conserver l’esprit du roman noir tel qu’il a été développé depuis qu’il est apparu aux Etats-Unis dans les années 1920 mais en l’adaptant à une certaine réalité sociale et culturelle typiquement haïtienne. Le choix de Danticat a été on ne peut plus judicieux car la romancière a réuni des écrivains haïtiens confirmés tels Louis-Philippe Dalembert, Yanick Lahens, Josaphat-Robert Large, Kettly Mars, Rodney Saint-Eloi, Patrick Sylvain à côté d’autres moins bien connus tels Marie-Lily Cérat, Marvin Victor, Ibi Aanu Zoboi, Nadine Pinède. Le résultat est un magnifique texte comprenant dix-huit nouvelles étincelantes de « noir » et de cette touche culturelle haïtienne si distinctive.
Après l’enthousiaste introduction d’Edwidge Danticat, le livre est divisé en trois parties qui comprennent chacune six nouvelles. La première partie intitulée « Which Noir » essaie d’établir les frontières du Noir dans le milieu haïtien. Sans vouloir réduire la qualité des quatre autres qui composent cette première partie, deux nouvelles se détachent de cet ensemble : « Paradise Inn » de Kettly Mars et « The Rainbow’s End » de M.J. Fièvre. Le texte de Kettly Mars constitue une classique plongée dans les fondamentaux du genre noir, une atmosphère lourde, obscure, où même le sexe est suspect et cache la mort, où les hommes qui habitent l’hôtel sont invisibles et les femmes dominantes. L’énergie qui fait marcher l’électricité de l’hôtel provient d’une force qui soutire l’énergie des hommes et annihile leur pouvoir de résistance. « Paradise Inn » se lit d’une traite, et passionnément.
« The Rainbow’s End » de M.J. Fièvre possède cette indicible marque du genre noir à base de mystère et dégage une violence contenue, suggérée, que ne laisse pas présager le cadre familial, presqu’innocent dans lequel se déroule l’histoire. L’écriture rappelle un peu celle de Danticat elle-même et se distingue par une élégance inoubliable.
La deuxième partie intitulée « Noir Crossroads » est à mon avis, la plus représentative du livre. Lisez-la et vous comprendrez que le genre noir haïtien a un bel avenir. J’aurais pu parler de toutes les six histoires qui la composent tellement elles sont superbes mais je ne dispose malheureusement pas de place pour cela. Je m’arrêterai donc brièvement à trois d’entre elles : « Rosanna » de Josaphat-Robert Large, « Dangerous Crossroads » de Louis-Philippe Dalembert et surtout « Maloulou » de Marie-Lily Cérat. « Rosanna » rappelle une histoire vraie et douloureuse d’enlèvement qui s’est passée à Port-au-Prince il y a quelques années et qui s’est mal terminée. L’art de Josaphat-Robert Large en a fait une véritable création littéraire à base de rebondissements, de personnages bien campés même dans un récit aussi court, et d’empathie avec les protagonistes qui souffrent. Tous les éléments du mystère et du suspense concourent à en faire une œuvre exceptionnelle. « Dangerous Crossroads » est peut-être le plus authentique représentant du genre noir classique : un héros connu, l’inspecteur Zagribay, qui prend son rôle au sérieux, qui ne mène pas une vie luxueuse, et qui sait mener une enquête. En même temps, Dalembert nous plonge dans une certaine réalité sociale haïtienne asphyxiée par la sorcellerie, envahie par une religiosité puérile et manipulée par des sectes protestantes nord-américaines. Le discours critique du narrateur de « Dangerous Crossroads » n’épargne personne : les ONG, les fonctionnaires haïtiens « grands-mangeurs », la politique politicienne haïtienne, la corruption sans vergogne des élites haïtiennes. Avec « Maloulou », Marie-Lily Cérat a livré peut-être son premier texte littéraire mais sans exagération je peux dire que pour un coup d’essai, c’est un coup de maitre. Nous entrons de plain-pied dans un monde merveilleux à cheval entre la sorcellerie et la religion vodou. Maloulou semble être un loup-garou qui rend fou quand on la rencontre un soir à une heure tardive dans un corridor, qui saute sur les toits de tôle en faisant un bruit d’enfer, et qui tue les enfants particulièrement les belles jeunes filles comme Hermione Désir, angelic-looking et pretty like a rainbow (au visage d’ange) et (belle comme un arc-en-ciel) [ma traduction]. Mais Maloulou semble être aussi une justicière qui met fin à l’angoisse de la petite narratrice laquelle n’en pouvait plus de se faire tripoter la « bouboun » par l’ignoble « Oncle Solon », le « client » favori de sa mère. Le texte s’achève avec le rêve de la petite narratrice, un véritable morceau de bravoure dans une ambiance surréelle sous l’égide de Makandal prenant son ascension dans les cieux, la parade des innombrables ethnies qui ont marqué l’histoire de la vaillante Quisqueya, les prêtresses Tainos, les mulâtres créoles, les Hausas, les Katangas, et Maloulou regagnant les montagnes pour continuer la lutte. Le texte de Marie Lily Cérat est une petite perle.
Je retiendrai de la troisième et dernière partie intitulée « Who is that Noir ? » deux nouvelles : « Who is that man ? » de Yanick Lahens et « The Blue Hill » de Rodney Saint-Eloi. Le texte de Yanick Lahens, malgré sa brièveté, est captivant de bout en bout. On y trouve une fois de plus du suspense, du mystère et le métier d’écrivain de Yanick Lahens. C’est la nouvelle de Rodney Saint-Eloi qui clôt le recueil Haïti Noir et elle tranche par son exceptionnelle originalité. La réalité sociale qui y est décrite et fustigée devrait nous faire tous réfléchir : la réduction du territoire haïtien en dépotoir de déchets chimiques. Bientôt, les habitants en arrivent à payer les conséquences les plus atroces pour leur santé : tous, même l’inspecteur Simidor, qui était pourtant chargé d’enquêter sur les causes de cette catastrophe écologique, sont atteints et réduits à la folie. L’histoire se termine exactement le 12 janvier 2010 à 4 : 53 p.m. Saint-Eloi semble nous dire : « Voilà, c’est à vous maintenant. Vous en faites ce que vous voulez. »
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