Au cours de la cérémonie d’ouverture du 12ème colloque international des Études Créoles qui s’est tenu en Haïti à la fin du mois de novembre dernier, M. Fritz Deshommes, vice-Recteur à la Recherche au sein de l’Université d’État d’Haïti, a lancé « un appel solennel aux chercheurs et aux officiels …pour que l’Académie de la langue créole, prévue par la Constitution de 1987, puisse voir le jour prochainement. » Cette idée de la création d’une Académie créole en Haïti n’est pas nouvelle et est même assez répandue dans certains milieux haïtiens qui semblent vouloir défendre la promotion, le respect et la valorisation de la langue créole haïtienne. Ils semblent vouloir marcher sur les traces d’autres académies de langue établies dans d’autres sociétés, l’Académie française par exemple, pour ne citer que la plus fameuse d’entre elles. Avons-nous donc besoin d’une Académie créole en Haïti ?

A l’époque de la création de l’Académie française en France en 1635, les écrivains français ressentaient la nécessité de disposer d’une « version codifiée et stable de la langue, c’est-à-dire d’une langue « planifiée » qui puisse remplacer le latin dans tous les domaines. » L’Académie française, dans la mesure où elle intervint dans toutes les composantes de la langue, lexique, grammaire, morphologie, contribua à la mise en place d’une langue française normative, prescriptive et protectionniste. Les « grammairiens » s’opposèrent à tout changement linguistique. C’est de cette époque que date le vieux mythe selon lequel tout ce qui n’est pas clair n’est pas français.

Je doute fort que le créole haïtien se trouve en 2008 dans la même situation sociolinguistique que la langue française en 1635. D’abord, à mon sens, il n’est pas question que la langue créole haïtienne remplace la langue française puisque depuis la Constitution de 1987, Haïti dispose de deux langues officielles, le français et le créole. Ce dont la société haïtienne a besoin, c’est la mise sur un pied égalitaire de ces deux langues car le créole, malgré ce que dit la Constitution, reste minoré, dévalué et dominé par le français. En 2008, le créole haïtien n’a pas besoin d’une « version codifiée et stable de la langue, c’est-à-dire d’une langue planifiée qui puisse remplacer « le français » dans tous les domaines » En fait, le CH jouit déjà d’une certaine codification avec l’établissement en 1980 d’une orthographe officielle quoiqu’en disent certaines personnes qui mésinterprètent le sens du terme « orthographe phonologique » et n’ont jamais entendu parler de l’alphabet phonétique international (API). Le créole haïtien jouit aussi de l’existence de certains bons dictionnaires comme le dernier dictionnaire coordonné par le professeur Albert Valdman (Haitian Creole-English Bilingual Dictionary, Indiana University, Creole Institute, 2007). Il est évident que ce dictionnaire possède ses limites dans la mesure où c’est un dictionnaire bilingue, donc dirigé vers un public spécifique, et que nous n’avons pas encore de dictionnaire unilingue digne de ce nom qui s’adresserait à un public de locuteurs natifs. Mais tout dictionnaire reste un puissant instrument de codification.

Ce qui est en jeu avec la création d’une Académie créole, c’est l’aspect protectionniste et anti-créateur qu’une telle institution a tendance à créer. Nous avons effleuré l’exemple de la France dans ce domaine et il est à craindre qu’une Académie créole ne tombe dans les mêmes travers. Il se trouvera au sein d’une Académie créole des « puristes » pour défendre une certaine variété de créole considérée, de leur point de vue, comme le « créole authentique » parce que, selon eux, c’est la variété utilisée par les locuteurs des classes paysannes et des « masses populaires ». Ce sera le règne du prescriptivisme et de la grammaire normative. Ce sera la chasse aux emprunts, particulièrement les emprunts à la langue française, alors que le français a toujours constitué la masse du lexique du créole haïtien qui a su assimiler phonétiquement et grammaticalement tout un tas d’emprunts au français. Ces puristes se garderont de mettre sur pied des programmes de recherche qui se proposeront d’étudier les usages des locuteurs haïtiens de toutes les couches sociales et la fréquence de telle forme ou de telle expression dans telle situation. Autrement dit, cette Académie, si elle voit le jour, ne pourra pas être un centre de recherche et de développement de la langue créole haïtienne.

Donc, à la question « Avons-nous besoin d’une Académie créole en Haïti ? », ma réponse est « Non » ! La présence d’une Académie de langue dans une société consacre des attitudes prescriptives qui gênent la liberté d’expression des écrivains créateurs et étouffent le développement de la langue. Or, plus que jamais, la littérature créole haïtienne a besoin d’évoluer et de se développer. Les écrivains qui se servent du créole sont en contact permanent avec de nouvelles réalités ; leur imagination ne se limite plus aux frontières locales et leurs techniques narratives se transforment. Leur langue débordera les limites expressives qu’une Académie créole mettra en place.

Contactez Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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