En décembre 1990, une majorité d’électeurs haïtiens choisit d’élire à la présidence Jean-Bertrand Aristide (JBA), un prêtre d’origine humble qui avait longtemps défendu dans la sphère publique ses revendications de justice, d’inclusion sociale, et de droit à une existence digne d’êtres humains. Dans la liesse populaire qui s’ensuivit, un fameux diplomate américain mit en garde la majorité des Haïtiens en lançant ce proverbe créole bien connu : « Apre bal, tanbou lou ». On connait la suite. Si j’ai choisi de rappeler cet épisode inoubliable de l’histoire contemporaine d’Haïti, ce n’est pas pour célébrer la « duplicité » de l’ambassadeur américain, Alvin Adam, plus connu sous le nom de « Bourik chaje », mais pour montrer comment l’Histoire peut sembler se répéter en Haïti. Il me semble en effet qu’on peut adresser la même mise en garde aux partisans de Sweet Micky-Michel Martelly qui célèbrent aujourd’hui la victoire du chanteur devenu président. Au populisme de gauche qui avait porté JBA au pouvoir, succède aujourd’hui un populisme d’extrême-droite qui ne dit pas son nom.
Bien sûr, la comparaison s’arrête là car, si la menace à peine voilée de Bourik chaje s’est matérialisée quelques huit mois plus tard, quand les cerveaux de l’extrême-droite haïtienne financèrent le coup d’état du général Raoul Cédras avec les destructions de vies humaines qui s’ensuivirent, on ne saurait imaginer qu’un tel sort est réservé à Sweet Micky et à ses partisans. En effet, les auteurs de la « victoire » de ce dernier demeurent cette même extrême-droite haïtienne qui revient au pouvoir cette fois plus forte que jamais puisqu’elle a l’aval du « peuple ». Et tout le monde sait que la volonté du peuple est sacrée, même quand elle a été manipulée, n’est-ce pas ? Surtout quand on a la force des armes pour renforcer cette volonté.
Haïti est entrée dans une phase décisive de son histoire. L’extrême-droite haïtienne a finalement réussi son rêve le plus cher : prendre le contrôle politique, économique et stratégique de la société haïtienne. Elle va se dépêcher de se donner les moyens de sa politique en réintégrant l’armée d’Haïti au sein des institutions haïtiennes. Elle possèdera la légitimité de la violence puisque c’est le « peuple » qui l’aura élu. La Minustha n’aura plus sa place puisque le pays sera enfin « stabilisé ». Avec les forces armées à ses côtés, l’extrême-droite haïtienne deviendra plus puissante qu’elle ne l’aura jamais été. Il est à parier que Raoul Cédras, Michel François et compagnie seront de retour bientôt, et que l’alliance avec les néo-duvaliéristes se consolidera. Sweet Micky lui-même sera vite dépassé par l’évolution rapide de la machine extrémiste, s’il ne l’est pas déjà.
Avant de continuer, je voudrais répéter ce que j’avais dit dans une de mes interventions : je ne suis pas – loin de là – un partisan déçu de Mirlande Manigat. En fait, elle et son mari sont responsables du triomphe de l’extrême-droite haïtienne parce que, bien au courant de l’histoire haïtienne, du fonctionnement des institutions du pays, du processus démocratique, des questions relatives à certains concepts fondamentaux tels les concepts de pouvoir, d’influence ou de contrôle à la sauce haïtienne, ils ont laissé pourrir leur parti politique, le RDNP, en le monopolisant sans préparer une relève. Comme mes compatriotes aiment le dire, ils paient les conséquences de leurs inconséquences. Il est temps que se forment en Haïti des partis politiques dignes de ce nom et que le processus démocratique se mette en place. Mirlande Manigat a perdu logiquement les élections parce qu’elle n’a jamais été populaire en Haïti. De son côté, Sweet Micky a gagné les élections parce qu’il est adulé en tant que chanteur populaire. Mais, c’est tout. Qu’on ne vienne pas me dire que sa campagne électorale a été brillante. Il a gagné parce qu’il est Sweet Micky, le chanteur qui a joué sur la soif d’obscénité chez les foules haïtiennes. Ce ne sont pas ses promesses de candidat qui l’ont porté au sommet. Depuis 1990, aucun homme politique n’a gagné d’élection présidentielle haut la main sans une forte popularité chez les masses haïtiennes. Sweet Micky ne serait jamais élu s’il n’avait gagné cette popularité en tant que chanteur célébrant l’obscénité. Ceux qui soutiennent l’argument selon lequel on n’a pas besoin d’être éduqué pour postuler au sommet de l’état ne comprennent absolument rien à ce qui se passe. Je leur recommande de lire les quatre articles que j’ai publiés sur ces forums sur la question de l’intellectuel haïtien au cours des quatre semaines écoulées.
La tendance qui se dessine chez plusieurs sur nos forums de discussion consiste à dire : donnons à Sweet Micky-Michel Martelly une chance pour que Haïti commence à voir le bout du tunnel. Rassemblons-nous autour de lui, ne le critiquons pas au moins pendant ses cent premiers jours. Malheureusement, Sweet Micky n’est plus le maitre du jeu. Les forces extrémistes qui sont derrière lui et qui l’ont propulsé à la présidence sont déjà maitres de lui. Même dans les démocraties occidentales rompues aux questions du processus démocratique, le chef élu dans des conditions ambigües devient pieds et poings liés aux forces destructrices qui l’ont mis au pouvoir. Sweet Micky ne saurait constituer et ne constituera pas une exception. Il n’aura pas de voix au chapitre. Podyab, Sweet Micky ! Il s’est lancé dans la politique peut-être parce que tout le monde en faisait autant (Wyclef Jean…) et que cela paraissait un jeu. Après tout, le pays donnait l’impression d’une grosse farce : on faisait du n’importe quoi, impunément, sans honte et sans responsabilité. Mais le voilà pris à son propre jeu. Il ne peut plus s’en sortir. Il fera tout son possible pour donner l’impression que c’est lui qui dirige le pays mais la vérité éclatera bien vite. Beaucoup vont déchanter. Les pouvoirs de décision et d’orientation de l’économie haïtienne appartiendront plus que jamais aux institutions internationales et aux puissances que tout le monde connait et qui délègueront leurs décisions aux élites traditionnelles qui auront une mainmise plus complète sur les structures économiques du pays.
Haïti peut-elle se dégager de l’emprise de l’extrême-droite qui vient de prendre le pouvoir avec la victoire de Sweet Micky, pouvoir qu’elle avait perdu en 1994 quand Aristide était revenu avec les Marines. Difficile à dire. La société civile a encore la tête sous l’eau. Les classes moyennes commencent peut-être à peine à émerger. Il leur faudra du temps pour s’en remettre après la dévastation du 12 janvier 2010. La réapparition prochaine de l’armée d’Haïti ne favorisera pas les choses. Etant donné son passé, cette armée ne tardera pas à rétablir la violence et la brutalité dans la vie de tous les jours. Il est même possible de voir réapparaitre une force de répression civile, genre tonton makout, chimè, atache, etc. Il va falloir que les progressistes haïtiens consentissent à faire un travail de longue haleine pour gagner la confiance des masses populaires et paysannes. L’éducation va constituer la base de tout développement positif. Au cœur de cette éducation, la question de la langue sera centrale. Les masses devront travailler avec les progressistes et poser ensemble les problèmes, les enjeux et l’avenir du pays. La langue créole sera évidemment la langue de travail à l’école. Le français viendra plus tard puisque la Constitution proclame que le créole et le français sont les deux langues officielles de la république. Il ne sert à rien de vilipender la langue française comme cela est courant chez beaucoup de mes compatriotes. Ce n’est pas la langue française qui est responsable de nos malheurs et il est temps que nous cessions de répéter de telles inepties. Il est évident d’autre part que le créole ne constitue aucunement un frein à notre développement économique et social.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

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