Dans cette troisième partie, je continuerai la brève histoire de l’orthographe du « kreyòl » que j’avais commencée la semaine dernière.
De passage en Haïti en 1943 et en 1944, Frank Laubach, un éducateur américain spécialisé en alphabétisation, s’intéressa aux travaux de McConnell et lui proposa de changer le sh et le u qui devinrent ch et ou. Leur orthographe se répandit rapidement dans certains milieux et fut connue sous le nom d’orthographe Laubach. Les intellectuels haïtiens réservèrent un accueil plutôt déplorable à la nouvelle orthographe proposée par McConnell et Laubach à travers laquelle ils ont cru voir une « tentative d’américanisation culturelle » d’Haïti. Charles-Fernand Pressoir en particulier, reprocha à l’orthographe Laubach son parti-pris de l’usage des voyelles du « gros créole » et son refus de faire cas des voyelles antérieures arrondies. Dans son livre « Comment écrire le créole d’Haïti » (1980), le linguiste Yves Déjean rapporte la conclusion suivante de Pressoir : l’orthographe de McConnell conviendrait à des « sauvages de l’Australie ou de quelque coin perdu », mais n’est pas de mise « dans un pays à traditions françaises » comme Haïti. Soixante-cinq ans après, un certain nombre d’Haïtiens continue à associer par ignorance l’orthographe officielle du « kreyòl » à une pénétration culturelle américaine à cause, disent-ils, de la présence des « k », des « w » et autres lettres dominantes dans l’alphabet anglais. Alors que c’était uniquement une orthographe phonologique basée sur l’alphabet phonétique international (API).

Il faut rappeler cependant que plusieurs intellectuels de l’époque manifestaient beaucoup d’intérêt à la question de l’analphabétisme en Haïti. Charles-Fernand Pressoir, Christian Beaulieu et Lélio Faublas faisaient partie de ces intellectuels et se mirent à la tâche. Ils éliminèrent l’accent circonflexe sur le « a », le « e » et le « o », accent circonflexe qui jouait le rôle de la nasalisation et remplacèrent ces 3 lettres par trois digraphes empruntés à l’orthographe française : an, in, on. Pour éviter toute confusion avec les suites a + n et i + n, ils se servirent du trait d’union pour séparer « a » de « n » et « i » de « n ». Le digraphe « ou » reçut la double valeur de la voyelle /u/ et de la semi-voyelle /w/. Déjean (1980) fait une critique très sérieuse de l’emploi excessif du trait d’union chez Pressoir qui écrit par exemple : a-k, a-p-ré, é-lé-t-ri-k, so-lè-y, zé-tou-a-l, etc. Il reproche aussi à Pressoir de faire usage d’une « apostrophe qui n’a rien à voir dans un système d’écriture phonologique et il en fait un emploi irrégulier ». De toute façon, Pressoir et ses alliés comprirent la nécessité de construire un système graphique systématique et régulier basé sur l’API. Ils procédèrent donc à certains aménagements dans l’orthographe inventée par McConnell qui devint alors l’orthographe Pressoir et fut utilisée pendant un certain temps pour la majorité des écrits officiels produits par les gouvernements haïtiens. Certains écrivains haïtiens se servirent aussi de l’orthographe Pressoir. C’est le cas de Félix Morisseau-Leroy (FML) et de ses premiers recueils de poèmes intitulés « Diacoute » (Dyakout) vers le milieu des années 1950 ou encore l’adaptation par le même FML du classique de Sophocle Antigone (1953). La première version du premier roman écrit en créole, « Dezafi », le chef-d’œuvre de Frankétienne (1976), fut écrite selon l’orthographe Pressoir. Il faut aussi citer parmi les œuvres importantes écrites selon l’orthographe Pressoir le remarquable texte de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot Ti difé boulé sou istoua ayiti (1977). Il a fallu attendre la fin des années 1970 et le début de l’année 1980 pour qu’un groupe de linguistes français de l’université René Descartes à Paris se réunisse avec une équipe d’éducateurs haïtiens de l’Institut Pédagogique National (IPN) pour produire un nouveau système graphique du créole haïtien (Orthographe IPN) qui devint l’orthographe officielle du « kreyòl ».
Depuis les années 1940, il y a eu énormément de débats autour de l’orthographe du « kreyòl ». Les causes de ces débats sont diverses : l’ignorance de certains principes élémentaires de la science linguistique et de l’histoire de l’orthographe du « kreyòl », les idéologies de la langue (créole urbain vs créole rural ; kreyòl swa vs kreyòl rèk) etc. Mais, malgré le ridicule combat d’arrière-garde que mènent encore certains individus qui refusent les évidences de la science linguistique et préfèrent se draper dans un faux nationalisme, il est bon de se rappeler que de plus en plus de locuteurs haïtiens apprennent l’orthographe officielle du créole haïtien. Cependant, à en juger par la très mauvaise qualité de l’orthographe de ceux qui écrivent en « kreyòl », il est clair que beaucoup reste à faire. J’espère que cet ensemble que je rédige depuis maintenant 3 semaines et que je vais prolonger d’une semaine contribuera à servir d’entrée en matière à un sujet qui a soulevé beaucoup de passions. A ce sujet, j’aimerais faire le point sur une question mal comprise par certains internautes. Certains d’entre eux ont pris l’habitude depuis quelque temps de se servir de l’orthographe créole du nom du pays en question (Ayiti) pour former le nom des habitants qui y vivent et qui deviennent donc « Ayitian » en anglais ou « Ayitien » en français. Ils ont tort. Je voudrais signaler ceci : que ce soit en anglais, en français ou en espagnol, on écrit toujours le nom du pays qui occupe la partie occidentale de l’île d’Hispaniola : Haïti. Le terme « Ayiti » n’est absolument pas l’orthographe unanimement adoptée en français, anglais, ou espagnol pour désigner ce pays. Que ce soit en anglais, en français ou en espagnol, c’est l’orthographe « Haïti » qui est toujours utilisé. Ce n’est pas « Ayiti ». On peut certainement écrire « Ayiti » quand on écrit en créole ou alors, si l’on veut à tout prix s’en servir en anglais ou en français, il faudra se résigner à le mettre entre guillemets pour bien signifier que c’est une orthographe étrangère à la langue utilisée.
Depuis l’institution de l’orthographe officielle de la langue créole (1980), l’image du « kreyòl » s’est beaucoup améliorée dans la conscience linguistique de certains locuteurs haïtiens. Mais il ne faudrait pas croire que c’est l’orthographe qui a fait du « kreyòl » une langue. L’orthographe joue un rôle dans le processus de standardisation et de normalisation générale du « kreyòl » qui fonctionnait déjà comme langue à part entière dans le corps social haïtien et dans la conscience linguistique de chaque locuteur haïtien. Mais, beaucoup reste à faire en ce qui concerne le choix de la variété qui sera choisie plus ou moins explicitement par les autorités politiques, littéraires, éducatives, sociales…du pays. La semaine prochaine, je présenterai la 4ème et dernière partie de cet ensemble qui n’est plus donc un triptyque, comme j’avais pensé le faire. Dans cette dernière partie, je présenterai le système graphique officiel du « kreyòl ».

Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com

Leave a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *