Dans la deuxième partie de ce triptyque, je ferai une brève histoire de l’orthographe du créole haïtien, ce qui, dans le contexte actuel des n’importe quoi avancés pourtant orgueilleusement par certains individus sur nos forums de discussion, demeure indispensable. On ne le sait pas assez : le créole haïtien qu’on présente souvent comme une langue à tradition uniquement orale s’écrit depuis l’époque coloniale quand la partie ouest de l’île d’Hispaniola était connue sous le nom de Saint-Domingue et, bien entendu, après 1804 quand Saint-Domingue devint Haïti. Les scripteurs de l’époque étaient presque tous des colons français qui circulaient librement entre les Petites Antilles et le Nord de Saint-Domingue. L’écriture du créole s’est manifestée dès le dix-huitième siècle à travers des chansons, des poèmes, des textes écrits par des missionnaires pour « évangéliser » les esclaves et par des proclamations politiques destinées aux esclaves.
On a cru longtemps que le premier texte écrit en créole était la fameuse chanson « Lisette quitté la plaine » que Moreau de Saint-Méry, le fameux auteur du livre « Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de St. Domingue » (1797) attribue à M. Duvivier de la Mahautière qui était conseiller au Conseil de Port-au-Prince et qui l’aurait écrit en 1796. Cependant, la linguiste française, Marie-Christine Hazaël-Massieux, grande spécialiste des créoles français, signale qu’il existe un texte écrit en créole mais intitulé en français : « La Passion de Notre Seigneur selon St. Jean en langage nègre ». Mme Hazaël-Massieux le situe entre 1720 et 1740 et signale que c’est un texte anonyme sujet à controverses cependant en raison de sa haute cohérence et de la variété de créole dans laquelle il est écrit. On retrouve des textes écrits en créole durant toute la seconde moitié du XVIIIème siècle, en particulier Jeannot et Thérèse, (1758), Lettre en patois créole de Marc-Antoine De Wailly à sa tante Hecquet (écrite le 9 juillet 1772), Voyage d’un Suisse dans diverses colonies d’Amérique pendant la dernière guerre (Justin Girod de Chantrans) et surtout les proclamations révolutionnaires de Polverel et Sonthonax, le 5 mai 1793, le 2 juillet 1793 et le 11 juillet 1793. On rappellera aussi la fameuse proclamation de St. Domingue datée du 17 Brumaire an 10 (le 7 novembre 1802) et signée de Bonaparte.
A partir de 1804, quand Saint-Domingue conquit son Indépendance de la France et reçut le nom d’Haïti, les écrits créoles se multiplièrent. Cependant, la majorité de ces textes créoles provenait d’auteurs guadeloupéens et martiniquais sauf deux textes de Juste Chanlatte, écrivain haïtien comme l’on sait. Ces 2 textes sont : « Entrée du roi en sa capitale » (1818) et « La partie de Chasse du Roi » (1820 ?). Ensuite, il a fallu attendre Oswald Durand et son fameux poème « Choucoune » (1896) pour voir un écrivain haïtien se servir de la langue créole pour produire des textes « littéraires ». Suivront un peu plus tard « Lion aq Bourrique » (1896) du même Oswald Durand, « Chatt, Cochon, ac Malfini » (1901), « Còbeau ac Reinna » (1901), « Conmè la-Cigal ac Sò Fronmi » (1901). Tous ces poèmes ont paru dans le recueil « Cric-Crac » écrit par Georges Sylvain en 1901. Oswald Durand a écrit en 1902 le poème « Guepe ak’ marin-gouin » et Massillon Coicou « O zaut ‘qu’ape souffri » et « Plenyen Yon Esklav » apparemment en 1904.
L’orthographe créole de ces poèmes écrits par des poètes haïtiens révèle que l’écriture du créole a longtemps été le dernier des soucis des écrivains haïtiens. Pour eux, le créole pouvait s’écrire n’importe comment, et en tout cas, devait demeurer très proche du français. Les irrégularités et les incohérences orthographiques pleuvent dans les textes de Georges Sylvain, Oswald Durand ou Massillon Coicou. Par exemple, dans le poème « Guepe ak’ marin-gouin », Durand écrit « marin-gouin » dans le titre alors que dans le corps du poème, il écrit « Maringouin » ; dans la troisième strophe, il écrit « Li ouè sô guêpe ! » alors que dans la 5ème strophe, il écrit « guèpe ». Dans la 8ème strophe de ce même poème, il écrit « yo gros con’ jamb’ moin » mais, un vers plus loin, il écrit « rass’moins l’en guinin… ».
Une petite « révolution » dans le domaine orthographique éclata en Haïti vers 1940 quand un pasteur irlandais du nom de Ormonde McConnell proposa un système graphique du créole haïtien. Dans son désir d’« évangéliser » les masses haïtiennes, McConnell qui traduisait la Bible en créole avait ressenti la nécessité d’un système orthographique créole indépendant du français et présentant un « ensemble structuré et cohérent ». McConnell ne le faisait pas pour les beaux yeux du peuple haïtien. En fait, il inaugurait une tradition religieuse américaine ou anglo-saxonne qui se servait de l’aveuglement religieux des populations haïtiennes pour leur faire croire naïvement tout ce que les tenants des différentes religions chrétiennes voulaient leur faire avaler. McConnell a introduit pour la première fois en Haïti une orthographe créole systématique, consistante, et régulière, mais tout à fait désarçonnante pour les intellectuels haïtiens. L’orthographe de McConnell était basée sur l’alphabet phonétique international (API). L’alphabet phonétique international a vu le jour en 1889 et a été créé par un groupe de phonéticiens européens. Il représente aujourd’hui le système d’écriture le plus largement utilisé dans le monde pour la transcription des sons d’une langue. Dans l’alphabet phonétique international, chaque signe correspond toujours au même son et inversement. Il permet d’éliminer dans l’orthographe du créole des situations d’écriture qui peuvent prêter à confusion. Par exemple, en français, on trouve des situations où un phonème peut recevoir plusieurs graphies possibles, par exemple, le phonème (son) [o] peut s’écrire : eau, ot, aud, aut, aux, etc., ou bien une graphie peut s’accommoder de plusieurs réalisations phonétiques possibles, par exemple, la lettre s peut être réalisée phonétiquement avec un [s] ou un [z]. L’orthographe de McConnell se sert de dix-huit symboles de l’API qui sont : a b d f g i k l m n o p r s t v w z et qui conservent la valeur qu’ils possèdent à l’API. Mais, huit autres symboles n’ont pratiquement rien à voir avec l’API et leur valeur est proche de l’alphabet français. Ce sont : ch é è gn j ou u y. Finalement, quatre symboles sont des créations de McConnell lui-même : Ce sont : ô â ê ò. (Déjean Yves, Comment écrire le créole d’Haïti 1980).
Comment la classe intellectuelle haïtienne accueillit-elle le système graphique proposé par McConnell et quel a été l’impact de ce système sur l’orthographe de la langue créole haïtienne ? La 3ème partie de cet ensemble explorera ces questions la semaine prochaine.
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